Providencia : une île paradisiaque à l’histoire particulière

Quoi de mieux pour l’été qu’une histoire d’île luxuriante aux plages de rêves, de rivalités coloniales, de trésors de pirates et de colons luttant pour édifier un monde meilleur?
Une livre magnifique écrit par Tom Feiling, écrivain-journaliste de langue anglaise spécialiste des Caraïbes et de l’Amérique Centrale, retrace trois cents ans de l’histoire de Providencia, une petite île appartenant à l’actuelle Colombie au destin singulier, un symbole de l’histoire commune du nouveau et de l’ancien monde.

De quoi s’agit-il? Au début du 17ième siècle, les puissances européennes sont en lutte pour la domination des Caraïbes. Les Anglais, les Français, les Hollandais ne reconnaissent pas le traité de Tordesillas (qui partage l’Amérique entre l’Espagne et le Portugal), cherchent à faire du commerce avec les nouvelles colonies, et bien sûr attaquent les navires et les colonies Espagnoles que l’on sait regorger de beaucoup d’or et d’argent. Tandis que l’Espagne, avec un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, est au sommet de sa gloire et de sa richesse, l’Angleterre, elle, est pauvre ; elle vit du commerce de ses ports, de la laine de ses campagnes, et l’interdiction faite aux colonies espagnoles de faire du commerce avec les autres nations l’incite à employer des corsaires, qui sont en fait des pirates possédant des « lettres de marques » officialisant leurs actions au profit d’une nation . Ceux-ci savent mieux que personne dénicher et ramener dans les ports européens un butin conséquent. Mais alors que les Anglais n’ont pas de possession dans les Antilles, à part la Barbade, la découverte d’une île inhabitée,  qui sera appelée « Providence », proche des côtes du Nicaragua, les incites à lancer sa colonisation pour créer un bastion idéalement situé,  à même de menacer durablement toute les villes l’Amérique Centrale. Après une dizaine d’années, l’Espagne ne peut plus tolérer cette menace (l’or ramené chaque année à Cadix par la « flota », une flottille de galions marchands, escortés par des navires de guerre, est vital pour les caisses du roi). Providencia, venant juste d’être colonisée, est prise par les Espagnols, puis au gré des changements politiques entre puissances européennes, ces derniers et les Anglais signent la paix. C’est la fin de l’âge d’or de la piraterie, et les corsaires comme Henry Morgan, doivent se reconvertir. Tandis que plus tard, la Jamaïque ou Saint-Domingue prospèrent grâce au commerce du sucre et d’autre produits tropicaux, produits grâce à la traite des esclaves, Providencia est quasi abandonnée, et sombre dans l’oubli. Du temps des Anglais, les plantations agricoles avaient échouées, principalement à cause du manque d’expérience des colons et de leurs donneurs d’ordres. Les colons n’étant pas assez nombreux, on avait fait venir des esclaves noirs, mais cela ne changera pas beaucoup la situation économique de l’île. Profitant des incertitudes politiques et du manque d’autorité centrale,  de nombreux esclaves s’échappèrent, soit vers l’intérieur de l’île, soit vers la côte. Ainsi, l’île de Providencia « végéta » pendant trois siècles.

Ce qui se passa à Providencia est pourtant comparable au mythe de la création des Etats-Unis. Cette petit île était au 17ième siècle tout un symbole, car elle ne fût pas uniquement colonisée par intérêt stratégique, elle constituait aussi un projet qu’on pourrait qualifier d’utopique. Les colons anglais qui débarquèrent en vagues successives, ainsi que les promoteurs de la colonisation étaient animés par un désir de civilisation basé sur la « vraie » religion. C’étaient des puritains, qui avaient vu là la chance unique de créer sur une terre vierge une société idéale, basée sur des principes divins (parfois proches de la superstition). Ainsi, si tout va bien, c’est la divine Providence qui en est la cause, si tout va mal c’est la conséquences de mauvaises actions, et du mystère de l’omnipotence de Dieu. Les puritains ont cette idée, que l’on trouve aux sources du capitalisme anglo-saxon, que tout travail sur terre que Dieu approuve sera récompensé, ce qui justifie l’entreprise individuelle et la réussite. En résumé: la réussite prouve que Dieu approuve…

Les colons puritains de Providencia, qui sont les contemporains de ceux qui embarquèrent sur le célèbre Mayflower à destination de la Nouvelle-Angleterre, ont bien besoin d’une Divine Providence permettant de justifier des actions quelques peu éloignées de la religion, car ils doivent préparer l’île militairement, construire des forts, s’accommoder d’un commandement autoritaire et d’aventuriers plus attirés par l’or espagnol que par la culture du coton, ou du tabac. Et puritains et pirates ont un destin commun: non seulement ils vivent ensemble sur une île au statut ambigu, menacés par les Espagnols, mais ils deviennent également des exclus de leur pays d’origine. D’un côté, avec la paix avec l’Espagne signée, les corsaires ne savent comment rentrer dans le rang (la vie de soldat est peu attractive pour qui a goûté à la liberté, et aux gains d’un navire pirate). D’un autre côté, en Angleterre, après la mort de Cromwell, le puritanisme perd grandement en influence ; les puritains passent du statut d’extrémistes à celui de parias: leurs idéaux de pureté, leur critique du mercantilisme (ils veulent être auto-suffisant, ils ne mettent pas le gain d’argent en première ligne) ne plaisent ni à la noblesse et au roi, ni à la nouvelle bourgeoisie.

Les pirates avaient la maîtrise des mers, les moyens fournis par l’or arraché aux Espagnols, et disposaient de nombreux ports d’attache (Providencia, Port-Royal en Jamaïque, ainsi que diverses colonies sur la côte) qui pouvaient être bien défendus.  En 1670, ils étaient capables de réunir une flottille de 30 navires et de plusieurs milliers d’hommes pour mener à bien leurs attaques. Ils mettaient également en pratique des rudiments de principes démocratiques, leurs chefs étaient élus, et les gains partagés de manière transparente. Les colons de Providencia, quant à eux, étaient anti-royalistes, et nourrissaient le projet de créer un nouveau monde en réaction aux imperfections de l’ancien monde. On se prend à imaginer ce qui aurait pu arriver, si Henry Morgan, au faîte de sa gloire et de sa puissance, avait décidé de créer une république des Caraïbes au lieu de finir sa vie en riche propriétaire terrien de la Jamaïque. Étaient-ce des doutes sur la viabilité économique, ou politique des nouvelles colonies? Était-ce l’attachement à la patrie? Il semble que Morgan voulait qu’on retienne de lui l’image d’un soldat fidèle et respectueux de son pays (il fit un procès à Alexandre Exquemelin, un ancien compagnon d’aventures, à la sortie de son livre sur la vie des pirates). Son prestige était d’ailleurs tel que le roi d’Angleterre lui pardonna d’avoir mis à sac la ville de Panama,  faisant mine d’ignorer que la paix avec l’Espagne venait juste d’être signée!

Puritains et pirates n’avaient à l’époque pas vu, pas compris cette possibilité commune, et de ce destin avortée, il ne reste aujourd’hui plus rien.  Les habitants de l’actuelle Providencia, interrogés par Tom Feiling, ne connaissent quasiment rien de l’histoire de leur île.  Ils ont pourtant une culture quelque peu différente, parlent un créole anglo-saxon, sont peu attachés à la Colombie,  et semblent avoir la nostalgie d’une époque lointaine et mystérieuse, où se mêlent des bribes d’histoires de trésors engloutis, de naufrages, de batailles, d’esclavagisme, de révoltes, de religion, avec pour seuls témoins les quelques ruines de forts du 17ième siècle encore debout. Les archives sur Providencia ont été détruites dans une incendie, et les maux de l’Amérique centrale sont là : pauvreté,  émigration, trafic de drogue, corruption. En parallèle, mais reste à savoir si c’est une chance, le développement du tourisme pourrait apporter beaucoup de changements, mais au risque de sacrifier son patrimoine naturel et son identité culturelle. Ces maux et ces fragilités ont pris l’île dans leur tenailles, en attendant, peut-être un jour, de nouveaux changements.