Le projet OTRAG: une fusée allemande dans la jungle de Mobutu

Non, Elon Musk n’était pas le premier. Il y en a eu quelques autres avant lui! Et il y a cette histoire un peu invraisemblable, qui refit récemment surface en Allemagne à la sortie du remarquable film documentaire « Fly, Rocket, Fly« .

Un tuyau de 27cm de diamètre et 6m de long est l’élément de base
de la fusée. Le concept OTRAG permet d’assembler autant
d’éléments que nécessaires

Au début des années 70, un groupe de jeunes ingénieurs et de passionnés d’astronautique de la région de Stuttgart se retrouvait régulièrement sur le site semi-officiel de Lampoldshausen, (qui deviendra plus tard un site d’essais des moteurs de la fusée Ariane) pour tester leurs engins artisanaux. L’université de Stuttgart avait vu se regrouper depuis les années 50 les scientifiques qui n’étaient pas partis aux États-Unis après la seconde guerre mondiale. Le leader de ce petit groupe de jeunes s’appelait Lutz Kayser. Il avait noué des contacts avec Wernher von Braun, le « père » de la fusée Saturn V, ainsi qu’avec Kurt Debus, l’ancien directeur du centre de lancement de la NASA, (tous d’eux d’origine allemande). Les deux célébrités avaient validé le concept de base de Kayser : une fusée faite d’éléments simples, low-cost, assemblés en faisceaux suivant la taille finale désirée. La société OTRAG fût lancée en 1975, et c’était à l’époque la première initiative privée de vols orbitaux au monde! Lutz Kayser réussit a attirer suffisamment d’investisseurs, grâce de la notoriété que lui apportèrent von Braun et Debus, et il profita également d’une particularité du système fiscal allemand, qui permettait aux investisseurs de déduire de leurs revenus jusqu’à 270% des pertes qu’il essuyaient. Comme il était à prévoir que l’OTRAG perdrait beaucoup l’argent dans ses premières années, les particuliers aisés, payant beaucoup d’impôts furent immédiatement intéressés…

copie d’une page du prospectus de l’OTRAG montrant Lutz Kayser

Un des problèmes qui se pose à n’importe quel constructeur de fusée est la nécessité de couvrir les hypothétiques dégâts qui se produiraient si un tir ratait. L’engin pouvait retomber n’importe où… A l’époque, aucun état ni assurance ne couvrait un tel risque, et ni les Américains, ni les Russes, ni les Européens (voulant tous garder le monopole stratégique de leurs projets) ne toléraient d’aventuriers sur leur territoire. Lutz Kayser envisagea d’acheter un vieux pétrolier et de l’utiliser dans les eaux internationales à proximité de l’Équateur, mais ne trouva aucun assureur pour ce projet là aussi. Il fallait donc impérativement traiter avec un état. Là, ce qu’on pourrait appeler un clin d’œil de l’histoire se produisit. Alors qu’il cherchait plutôt du côté de l’Amérique centrale et de l’Indonésie, un intermédiaire (Don King, l’organisateur du fameux combat « rumble in the jungle« ) le mit en contact avec des représentants du Zaïre. A l’époque, le régime de Mobutu était considéré comme stable, relativement populaire, le pays était économiquement prometteur, et constituait un rempart contre les soviétiques en Afrique. De plus, le Zaïre était plus proche de l’Allemagne que le Brésil, ou l’Australie. Après quelques semaines seulement de tractations, le maréchal Mobutu, intéressé par le prestige de l’aventure et les possibles retombées pour son pays (Lutz Kayser lui promit une rente confortable, lorsque les lancements commerciaux commenceraient), accorda à l’OTRAG une immense zone d’essai de 100.000 km2 dans le Sud du pays.

copie d’une page du prospectus de l’OTRAG montrant la zone d’essais

Les souabes en quête d’espace débarquèrent dans la savane d’un plateau inhabité de la province de Shaba, et les jeunes hommes se sentirent tout de suite chez eux. L’aventure était double : ils étaient les nouveaux pionniers de l’astronautique, et ils étaient au milieu d’une vaste zone vierge, au potentiel illimité. L’Afrique, continent à la fois sauvage et berceau de l’humanité exerça une fascination sur Lutz Kayser et il y resta attaché pendant longtemps. Ils construisirent et arrangèrent tout ce dont ils avaient besoin: une piste d’atterrissage, une ligne aérienne, un pas de tir, un hangar, des cases d’habitation, une cantine, et au bout d’un an ils purent procéder à leur premier tir. Le 20 mai 1978 ils atteignirent une altitude de 30 km. Mais là, les ennuis commencèrent. L’Angola s’inquiéta, son allié soviétique fût alerté, et d’autre part les gouvernement allemands et surtout américains commencèrent à grogner. Ceux-ci firent pression sur les zaïrois pour que l’aventure cesse. Une campagne de dénigrement eut également lieu dans la presse de plusieurs pays ; on les accusa de travailler à des fins militaires. (Von Braun et Debus, avaient déjà retiré leur soutien dès le début de l’aventure zaïroise.) Après un tir manqué, Mobutu finit par interdire à l’OTRAG de continuer ses essais. La désillusion s’aggrava encore, lorsque très peu après, sept employés de la société moururent tragiquement lors d’une sortie en canot pneumatique sur un fleuve voisin, victime sans doute de rapides qu’ils avaient sous-estimés. Cet accident ne sera jamais totalement expliqué, et Lutz Kayser conservera un doute sur l’implication d’un service secret.

À la surprise générale, l’OTRAG continua ses activités en Libye, où Lutz Kayser avait noué (de manière assez surprenante) des relations avec Kadhafi. La société opéra à partir de 1981 sur une base de lancement dans une oasis au sud de Tripoli. Mais la Libye était à l’époque déjà un régime paria. Alors même que quelques tirs avaient réussi, les actionnaires se rebellèrent et Lutz Kayser fût obligé d’abandonner son poste de chef de l’OTRAG. Un nouveau coup dur pour la société se produisit quelques temps après, quand les Libyens, apparemment très intéressés par les possibles applications militaires de la technologie, saisirent tout le matériel. Moribonde et criblée de dettes (500 millions de Deutsche Mark), la société vivota jusqu’au dépôt de bilan en 1987. Libéré de son poste, et peu envieux de retourner en Allemagne, où sa réputation n’était pas envieuse, Lutz Kayser passa quelques années à Tripoli (Kadhafi lui ayant proposé, sans doute en dédommagement de ses déboires, un poste bien rémunéré à l’Université de la capitale). Plutôt lié à la CDU, le parti chrétien démocrate allemand, Kayser imputera l’échec de son aventure zaïroise à des manœuvres politiques fomentées par le SPD de Helmut Schmidt, qui était le chancelier au pouvoir dans les années 70. Plus tard, malgré ses efforts, il n’arriva plus jamais à réunir des fonds et à redémarrer une nouvelle société.

copie d’une page du prospectus de
l’OTRAG montrant la modularité du
concept

Le concept OTRAG fût repris par d’autres, mais jamais réalisé dans un vrai vol orbital. Les spécialistes s’accordent à dire qu’en l’absence de fusée réutilisable (SpaceX y travaille activement), c’est sans doute le concept le moins onéreux, puisqu’on remplace des éléments de grande taille, construits de manière « artisanale » en très petite série par des éléments fabriqués en grande série avec une technologie low-cost. Le concept d’origine avait malheureusement aussi deux inconvénients importants, qui étaient d’une part la faible performance du système de propulsion (dû à sa simplicité et aux propergols utilisés) et d’autre part le poids supérieur en structures qu’aurait eu une fusée faite d’un assemblage d’une multitude de petits éléments. La charge utile réelle d’un tel lanceur était probablement plus faible que ce que Lutz Kayser promettait à ses actionnaires.

Le film « Fly, Rocket, Fly » passe sous silence les raisons qui ont pu porter les dirigeants de l’OTRAG à s’accoquiner avec des dictateurs mégalomanes. Il s’arrête avant le lamentable épilogue libyen. Lutz Kayser devait bien sûr obtenir une clause de non-responsabilité en cas d’accident, que seul un état pouvait donner, mais on peux se demander s’il ne valait vraiment pas la peine de chercher un peu plus longtemps, et un peu mieux. Il dira qu’il a sous-estimé les dimensions politiques de son projet, et donc les résistances qu’il allait déclencher. Ce projet était un produit de son temps : les années 70 étaient bourrées d’optimisme, et tout le monde pensait que les pays d’Afrique, bourrés de ressources et libérés par la décolonisation, allaient « décoller » de manière vertigineuse. On était loin d’imaginer la succession de crises économiques et de guerres civiles qui accablèrent ce continent, et qui continuent encore aujourd’hui.

Doté d’un ego non négligeable, Lutz Kayser avait aussi sans doute aussi apprécié la reconnaissance directe que lui accordaient ces chefs d’état, reconnaissance qu’il n’avait pu obtenir dans son propre pays (Helmut Schmidt déclara à Bresznev, qu’il rêvait de lui « tordre le cou »). Peut-être a-t-il manqué de patience… Peut-être croyait-il que la conquête de l’Espace était au-dessus des querelles politiques… Les ingénieurs et scientifiques qui réussissent sont aussi ceux qui savent s’accorder avec le monde qui les entoure.

Liens:

  • http://otrag.com/fr-story/
  • http://astronautix.com/o/otrag.html
  • https://petermichaelschneider.com/2017/12/07/zum-tode-von-lutz-kayser-der-elon-musk-der-70er/
  • https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-14342940.html

La guerre éternelle : une dystopie bien réelle

« Jamais rien ne meurt » analyse de manière pertinent les mécanismes de la guerre et leur influence sur la conscience collective

Revenant d’un séjour au Vietnam, je viens de finir « Jamais rien ne meurt », le livre de Viet Thanh Nguyen, un universitaire américain dont les parents ont émigré aux États-Unis après la guerre. Cet essai sur la mémoire et les traumatismes est admirable, émouvant, et répond à bon nombre de questions que je me posais depuis longtemps, non pas sur le Vietnam, mais plutôt sur la guerre en général. Qu’est ce que la guerre, pourquoi accepte-t-on la guerre, et pourquoi tout cela semble-t-il faire partie de nous? Et mes pensées se télescopent avec l’actualité. Je constate la réalité si « bizarre » pour moi de cette manifestation de partisans des armes à feu à Richmond en Virginie (USA), dont la photo est ci-dessous. Oui, de manière frappante, Viet Thanh Nguyen a raison: il parle dans son essai de « guerre éternelle », une dystopie, le mythe fondateur d’ un système qui se perpétue à travers les états, les peuples et les générations.

Début 2020, plusieurs mouvements d’extrême droite et groupes paramilitaires ont annoncé leur participation à cette « Journée de lobbying » JIM URQUHART / REUTERS
« La guerre éternelle », récit de science fiction où Joe Haldeman, ancien soldat du Vietnam, décortique les mécanismes de la guerre

« La guerre éternelle », c’est tout d’abord le titre d’un roman de science fiction de Joe Haldeman, un ancien combattant du Vietnam. C’est la dénonciation d’un système militariste qui considère les hommes comme les pions dans un jeu d’échec. Joe Haldeman décortique le système de la guerre, où les soldats sont la plupart du temps de pauvres victimes. Il va cependant moins loin que Viet Thanh Nguyen, pour qui personne n’est innocent, et pour qui l’existence même du métier de soldat est le signe d’une société qui a renoncé à son humanité.

La « guerre éternelle » est pour moi le terme qui pourrait désigner et dénoncer de manière très juste un mythe de notre monde moderne. L’amplification et la perpétuation que nos sociétés ont appliqué aux bonnes vieilles guerres « patriotiques » et « libératoires » d’autrefois ; une nouvelle version du « nous contre eux », ou des « bons contre les méchants » (les méchants étant les autres, quels qu’ils soient) ; un mythe utile à toute organisation politique ayant un besoin permanent d’entretenir sa force, ses structures et de motiver ses membres à se sacrifier pour elle.

Pour en revenir à Viet Thanh Nguyen, la vérité de toute guerre est simple : tous sans exception se battent contre un ennemi imaginaire, un ennemi abstrait qui n’existe aucunement en réalité. La guerre amène à se représenter l’ennemi comme inhumain, de manière à pouvoir le tuer et à se voir soi-même comme humain de manière à être victime ou héros. Ce mécanisme de déshumanisation se perpétue, même quand une guerre se termine, de manière à préparer les guerres suivantes. Nos soldats seront toujours des héros, leurs opposants toujours des méchants. Viet Thanh Nguyen argumente que les guerres des États-Unis au Koweït, en Irak, en Afghanistan ne sont que les prolongements de la guerre du Vietnam, qui elle-même, était le prolongement de la guerre de Corée. L’Amérique est donc un pays en guerre permanente et le fait que certains Américains veuillent s’armer avec des armes de guerre, jouer sans cesse à la guerre en défendant ce « droit » avec acharnement est donc parfaitement compréhensible. Il ne s’agit pas seulement d’une culture de la violence, ou d’une tradition des armes à feu remontant au Far-West. Ils s’arment parce que c’est nécessaire, parce qu’ils ont peur, parce que l’ennemi peut être partout. Évidemment que l’ennemi est partout, Viet Thanh Nguyen nous montre dans sont livre qu’il est précisément en chacun de nous.

Les films de guerre servis en masse par Hollywood (où le héros est finalement un tueur) sont aussi une facette de cette guerre éternelle. Les médias sont les alliés du complexe militaro-industriel, dont Eisenhower, dans les années 50, avait déjà compris l’importance disproportionnée. Les racines de cette puissance sont profondes, car elles sont en grande partie culturelles et identitaires.

Moi-même issu d’une région où de nombreuses guerres ont laissé des traces, je me suis souvent demandé : pourquoi tout ces monuments, pourquoi tant de célébrations? Quand on est de l’autre côté du Rhin, et qu’on voit la même profusion de monuments aux morts, on se dit: en voilà beaucoup d’autres encore qui sont morts pour l’honneur… Mais pour l’honneur de qui, de quoi? Ces hommes sont morts par le simple fait d’avoir vécu dans des réalités séparées, comme les civilisations ennemies de Joe Haldeman.

Le revenu universel, ses objectifs, son financement

Le thème du revenu universel gravite dans les cercles médiatiques depuis quelque années.  Cela serait une réponse à un certain nombre de problèmes insolubles, tels que pauvreté, chômage, cohésion sociale, complexité des aides sociales. L’idée paraît à première vue claire, mais les modalités le sont bien moins (exemple: 20 Dollars par mois au Kenya). Et qu’en est-il des raisons? De quel nouveau genre de pacte social s’agirait-il?

Le salaire universel pourrait exister dans de nombreuses variantes, allant d’un revenu citoyen remplaçant l’intégralité des aides et protections sociales, à un revenu minimum qui serait complémentaire à d’autres aides. Il y a une vision libérale du salaire minimum comme moyen de réformer (pour ne pas dire réduire) l’état providence, de gérer le chômage, de libérer les entreprises de toute contraintes liées au personnel.  En opposition, il y a une vision sociale, ou « émancipatrice » de ce revenu, comme moyen de réduire les inégalités, d’augmenté la dignité de ceux qui ont besoin d’aide, et de permettre l’épanouissement personnel de chacun.  Le revenu universel s’inscrit dans une vision du monde, un a-priori politique qu’il y a lieu de ne jamais perdre de vue, car ce contexte va déterminer les choix de financement qui seront fait. La sempiternelle question du « qui va payer » est une des premières qu’on se pose, dès que n’importe quel loi, impôt, mesure est publiquement débattue. Comme pour tout réaménagement de ressources dans une société, il y a des gagnants et des perdants.

Alors comment faire pour qu’il y ait seulement des gagnants? Et si ce n’est pas possible, du moins pour que l’arbitrage entre gagnants et perdants soit équitable et transparent?

Une étude récente de l’OCDE a montré que le revenu universel ne réduirait pas la pauvreté si les dépenses de l’état restaient constantes. Une nouvelle répartition de volume constant d’aides ne peut donc être suffisant pour produire un effet. L’expérience faite en Finlande, où le revenu de base a été distribué pendant 2 ans à 2000 chômeurs pris au hasard confirme d’une certaine façon ce que l’OCDE avait trouvé. Un simple changement des modalités de distribution des allocations (dans un but incitatif à retrouver un emploi) n’a pas aidé plus de chômeurs à trouver un emploi. Durant les deux ans, une amélioration du bien-être des chômeurs a pu être constatée, mais l’expérience a été bien trop courte et trop peu étendue pour pouvoir en tirer des conclusions. Dommage, car le monde entier avait ses yeux rivés sur la Finlande…

Le revenu de base doit donc être plutôt vu comme un investissement supplémentaire que la société serait prête à faire pour améliorer le bien-être de ceux qui sont défavorisés.

S’agissant du financement, une solution serait de faire le pari que le revenu universel crée de nouvelles richesses, des richesses n’existant pas encore à l’heure actuelle, un peu comme l’éducation, qui est un pari sur les générations futures.

Ces nouvelles richesses pourraient ressembler à celles que des emprunteurs promettent de créer en remboursant un prêt (c’est la création de liquidité que les banques font quotidiennement : on créée de l’argent sur la promesse d’une richesse future). Le revenu universel pourrait donc être financé par une création de monnaie. Ses bénéficiaires produiraient des richesses immatérielles difficilement comptabilisables, liées par exemple à la qualité de vie, à l’instruction, à l’économie informelle. Le pari serait que le retour sur investissement se ferait par un transfert vers l’économie formelle par le biais d’une amélioration de son fonctionnement basée sur la bien-être des acteurs économiques. Le fonctionnement informel de la société pourrait suppléer à certains manques de l’économie réelle, quand celle-ci est incapable d’apprécier des « petits services » ayant une valeur marchande faible ; ceci pourrait ainsi améliorer l’harmonie de la société dans son ensemble, « huiler la mécanique »…, et par là améliorer l’efficacité de l’économie formelle, ce qui justifierait la dépense. Beaucoup de petits problèmes n’auraient plus besoin d’être réglés par l’économie réelle. Le risque d’inflation serait néanmoins réel. Il y aura là des études approfondies à faire pour évaluer les possibilités de ce retour sur investissement et fixer le montant des sommes « empruntées » en ce sens.

Une autres idée serait un financement du revenu universel non pas basé sur l’activité productive, mais sur un principe d’égalité d’accès aux ressources naturelles. Nous savons aujourd’hui que la planète Terre n’est pas sans limites. Le fait que l’exploitation d’une ressource, quelle qu’elle soit, soit permise à une personne peut potentiellement réduire les chances et les possibilités qu’ont toutes les autres personnes. C’est un fait rigoureusement indépendant des raisons qui ont amené quelque privilège que ce soit. C’est vrai pour la surface de la Terre, pour les minerais, l’eau, l’air, d’autres bien immatériels tels que les ressources biologiques. Le fait de polluer les mers réduit la quantité de poisson comestible, ce qui réduit la capacité de l’ensemble de la population à se nourrir. Il émane un besoin de compensation qui doit s’apparenter au préjudice que tous subissent sur deux point de vue : le point de vue des besoins de base permettant une vie heureuse, et le point de vue des chances de pouvoir mener une activité économique rentable, pouvant profiter à soi-même et à toute la société. Toutes autres choses étant égales, les chances de succès économique d’un pêcheur vivant au bord d’une mer polluée, sont plus faibles que celles d’un pêcheur vivant au bord d’une mer saine. Du point de vue du premier pêcheur, ses possibilités de vie, d’activité économique se trouvent limitées du fait de l’activité de certaines personnes qui polluent le milieu où il travaille.

La difficulté d’un calcul basé sur ce principe vient du fait que certaines ressources sont sur-utilisées (il y a donc privation) et d’autres sont sous-utilisées (il n’y a pas privation). L’éventuelle privation de ressources dépend des conditions du lieu, et aussi d’autre facteurs, tels que la densité de population à un endroit donné, ou les activités économique déjà en place. Le calcul ne serait pas simple, mais avec les possibilités actuelles de numérisation de tous les  secteurs d’activités, on peut imaginer que c’est possible. Le revenu sera soit positif, soit négatif, suivant le fait que des privations auront été exercées, ou subies, en fonction de l’évaluation de la dette au niveau local, et mondial. (Certaines privations dues au réchauffement climatique, ou à certaines pollutions s’exercent au niveau mondial). Le revenu universel serait la compensation pour tout ce qui est prélevé en trop, pour toutes les dégradations commises.

Il se dégage ainsi une idée plus générale : une compensation pour ce qui limite les capacités d’un individu à vivre, à produire, bref à réaliser sa condition d’humain. Ainsi, chaque mètre carré de terre que je possède limite la capacité offerte au reste de l’humanité, chaque quantité d’eau que je me réserve, limite ce qui reste aux autres. Même : chaque litre d’oxygène que je respire, est un litre de moins pour le reste du monde. C’est ainsi. Il faudrait donc comptabiliser ce que chacun soustrait à la jouissance du reste, pour savoir quel revenu compensatoire il lui sera demandé de payer. Mais un tel calcul est-il possible? Calculer le prix d’un litre d’eau, le prix d’un litre d’air pur, etc. ?

Troisième idée sur le financement: l’utilisation des données personnelles par les géants de l’Internet. D’après Jaron Lanier et son livre « Who owns the future », l’information c’est de l’argent, et donc l’utilisation d’une information personnelle se devrait d’être compensée par un paiement (même infime). Dans une économie de plus en plus numérisée, l’accumulation de ces micro-paiements devrait pouvoir remplacer un salaire de base pour chaque individu. D’après le système décrit par Lanier, chacun serait libre de mettre en vente ses données, il n’y aurait pas de revenu universel automatique, mais plutôt la possibilité de toucher un pécule, qui serait proportionnel au revenu généré par d’autres à partir des données personnelles. À la comptabilité personnalisée, qui est l’option choisie par Lanier, on pourrait préférer une taxe unique, qui serait prélevée sur toutes les utilisations de données personnelles, ce qui permettrait bien sûr de financer un revenu de base. Mais les données personnelles de chacun se retrouveraient au même prix, ce qui serait en fin de compte inacceptable pour bon nombre de personnes, car il y n’y aurait plus moyen de contrôler sa sphère privée.

De manière générale, on peut se dire que le capitalisme « cognitif » (c’est à dire le capitalisme des idées : Google, Facebook, et tant d’autres), essentiellement basé sur les relations sociales, a beaucoup à profiter du bien-être de la société. Celui-ci devrait donc tout naturellement s’emparer de la thématique du revenu universel et participer à son financement. C’est à la société de ne pas laisser des acteurs privés et monopolistes dicter leurs conditions (du style : abandon total du contrôle de la sphère privée en échange d’un certain revenu).

Il y a le « comment? » du revenu universel. Il y a aussi la question du « quand? ». De manière générale, un rééquilibrage des revenus est beaucoup plus facile à faire passer quand tous les acteurs économiques sont dans une situation de prospérité. Dans une stagnation ou une crise, les réformes ne passent pas, car les acteurs s’arque-boutent sur ce qui leur reste, la peur domine les esprits et rend tout changement impossible.

Le revenu universel est une idée de tous les dangers. Ses effets ne se feront sentir que sur le long terme. Il doit s’agir d’un projet de société (le « pourquoi? ») bien plus qu’un sujet technique de redistribution des aides sociales. Aujourd’hui plus personne ne discute des bienfaits de l’école publique. Peut-être qu’il en sera de même d’ici 50 ans ou plus, pour le revenu universel.

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Le scientifique et le pouvoir

L’alliance de la science et du pouvoir. Une thème ancien. Au 17ième siècle, Swift, dans son voyage de Gulliver, décrivait une société utopique, où des savants avaient bâti une ville flottante : Laputa, ce qui veut dire « la pute », en espagnol.  Se déplaçant librement dans les airs, planant au -dessus des villages, elle les menace d’être bombardés s’ils ne payent pas l’impôt.  Swift illustrait par là le fait que des savants se prostituaient, en  mettant au service du pouvoir les moyens d’asservir la population.

Autre exemple, cette fois réel : l’histoire de Wernher von Braun, le père de la fusée Saturn V qui alla jusqu’à la Lune.  Originaire de la noblesse prussienne, fort des valeurs morales de son milieu,  il avait tout pour devenir un ingénieur modèle. Après ses études, passionné par l’idée de construire une fusée pour aller dans l’espace, il n’hésite pas à travailler d’abord avec l’armée allemande, et ensuite à continuer sa collaboration avec les nazis. Il reçu son titre de professeur des mains d’Adolf Hitler en personne.  Il tenta à un moment de s’échapper, à la fin de la guerre, mais c’était plus par intérêt personnel que pour faire cesser le programme des fusées V2, qui ne furent jamais utilisées pour autre chose que de terroriser la population britannique (leur imprécision les rendait inutiles du point de vue tactique). Wernher von Braun n’était pas membre du parti nazi, et on ne lui reprocha jamais rien ; il avait simplement fait ce que des milliers d’autres ingénieurs de l’armement font chaque jour : travailler pour leur entreprise, pour leur pays. Sa collaboration avec les américains leur donna une longueur d’avance dans le domaine des missiles  intercontinentaux, ce qui, en pleine guerre froide, était un avantage certain.

Les exemples historiques nous amènent à voir divers types de liens entre le scientifique (ou l’ingénieur) et le pouvoir.

  • Dans le cas de von Braun, on pourrait parler de pragmatisme : « la fin justifie les moyens ». La collusion avec le pouvoir est vue comme tout à fait acceptable, puisqu’elle permet d’atteindre un but (construire des fusées pour aller explorer l’espace), et par la même occasion de satisfaire certaines idées politiques (endiguer le communisme)
  • Plus extrême : le « savant-fou ». C’est le solitaire près à tout sacrifier pour réaliser son but.  C’est un idéaliste ayant perdu tout repère moral, tout lien avec la société (exemple: le docteur Folamour, en parodie de von Braun, dans le film de Stanley Kubrick, du même nom).  Il veut un pouvoir sans partage. Le savant-fou est avant tout un archétype utilisé en littérature et dans les films, traduisant l’idée de l’homme se prenant pour Dieu au travers des machines qu’il réalise, ou des événements qu’il provoque.
  • Plus prosaïque, plus courant : l’opportuniste. C’est le scientifique attiré par le pouvoir ou l’argent sans pour autant vouloir sortir d’un certain cadre. Il a commencé une carrière consacrée à la science, fait une découverte, est devenu un expert, et s’est trouvé finalement séduit par le prestige, l’argent, et le pouvoir. Il s’arrange avec la réalité, sacrifie son intégrité à la séduction du pouvoir (le sien, ou celui d’un autre, les degrés de corruption sont variables). La vérité scientifique se mêle à ses intérêts, elle devient l’instrument du maintient de son influence.

Au-delà des motivations personnelles des scientifiques par rapport au pouvoir, une citation datant de l’exposition universelle de Chicago de 1933  montre une autre dimension du problème : « La science découvre, l’industrie applique, l’homme suit ». Les scientifiques sont bel et pris dans un paradigme, une façon de penser vieille de plusieurs siècles maintenant, qui leur accorde une certaine liberté de découverte, d’être des pionniers, pour qu’en fait ce soient les industriels, ceux qui appliquent, qui gardent le rôle de transmettre les inventions à la société (pour l’asservissement des individus, ou leur libération, là le scientifique n’a plus vraiment son mot à dire). Un inventeur, un chercheur voulant voir son invention « exister » n’a pas le choix ; tout dépend de la qualité de ses relations avec l’industrie.

Le problème qui se pose donc à toute personne dépendante de la science, est que celle-ci n’est pas neutre. Elle est d’abord en permanence à la recherche d’une application, et ensuite plus généralement, de tous temps, la recherche de la vérité a été sous influence. Il y a influence idéologique, influence culturelle, et puis bien sûr influence financière. Il faut de l’argent pour financer des travaux de recherche, et il faut que ces travaux rapportent aussi de l’argent. Ces influences font que la collusion entre chercheurs et industriels, chercheurs et politiques est possible, et même recherchée. Celle-ci devient particulièrement problématique quand des décisions politiques importantes sont prises sur des bases douteuse, quand des chercheurs intègres, qui veulent avertir sur un danger se retrouvent accusés de manipulation ou de formuler de simples opinions, où quand la société perd totalement confiance en ses chercheurs et finit par douter de tout.

Les exemples de la saga de l’amiante, des perturbateurs endocriniens , ou du réchauffement climatique permettent de dégager certains critères quant à la nécessité de s’interroger sur la capacité de la science à répondre à des questions d’intérêt général.

  • Existence d’une controverse scientifique, dans laquelle des opinions ou des idéologies s’affrontent (exemple du réchauffement climatique, quand Claude Allègre, ancien ministre climato-sceptique parle de « problème religieux« ). Dans ce contexte, tout travail scientifique risquera d’être estampillé comme étant une opinion, et non un fait.
  • Existence d’une controverse, dont les décisions qui pourraient découler menacerait des intérêts politiques ou économiques.
  • Manque de transparence sur les liens entre les chercheurs qui ont publié la majeure partie de résultats et des intérêts en jeu.
  • Promulgation d’une idée, selon laquelle un certain progrès ne doit pas être remis en question, car c’est un « moindre mal ». Industriels et politiciens peuvent être convaincus, et peuvent convaincre des chercheurs qu’une certaine option est un moindre mal (exemple, le DTT dans les années 60).
  • Impossibilité d’obtenir des résultats de recherche indépendants, du fait de moyens insuffisants, de l’absence de chercheurs indépendants, du secret entourant l’objet de recherche, ou d’autres mesures entravant les travaux de recherche . (exemple: le lobby pro-armes aux Etats-Unis a entravé toute recherche sur l’influence de la proliférations des armes sur la criminalité)

Quand plusieurs des conditions ci-dessus sont remplies, il y a fort à parier que la vérité n’émergera pas d’elle-même ; certaines personnes ayant un intérêt très certain à ce que cela n’arrive jamais, ou le plus tard possible. Il faut donc s’interroger sur les blocages, et identifier les intérêts en jeu, c’est à dire chercher à savoir à qui profite la dissimulation de la vérité. Si l’État lui-même n’a pas la volonté d’intervenir, le simple citoyen se retrouve réduit à se faire une opinion lui-même, mesurant la plausibilité de telle ou telle hypothèse, évaluant la crédibilité de chaque intervenant selon sa capacité à se montrer transparent sur ses motivations.

Il existe heureusement un grand nombre de scientifiques intègres, et qui réagissent. Le mouvement March for science, démarré aux USA, et qui s’étend dans de nombreuses villes mondiales en est un exemple,  montrant des scientifiques prêts à défendre leurs principes et leur intégrité, face à un pouvoir politique voulant ramener les faits au rang d’opinions.  Le mouvement n’a pas la même affluence que dans les manifestations de 2017, mais il se structure, et se solidifie. Certains scientifiques sont prêts à être candidats, à entrer dans l’arène politique pour pouvoir peser dans les décisions. Ils ont compris que pour eux, il en va de la confiance en la connaissance, et pour tout un chacun, de sa capacité à ne pas se faire manipuler ; c’est un bien fondamental qu’il faut défendre!

Déjanté mais quand même sérieux : Un parlement mondial

Il suffit de lire quelques lignes du synopsis du dernier spectacle de Milo Rau, metteur en scène suisse, disciple de Bourdieu, pour  se faire une idée du sujet : refaire le monde, en commençant par montrer du doigt ce qui ne va pas…

  • Comment atteindre une représentation adéquate de la population?
  • Comment pallier aux maux de l’humanité?
  • Comment créer un système politique qui soit à même de régler les problèmes « globaux » de  notre temps : guerres, pauvreté, changement climatique, etc.

Pour refaire le monde, il y a l’idée centrale qu’un parlement mondial serait à même de résoudre les plus gros problèmes d’un « tiers état » de notre temps, qui comme à l’époque de la révolution française, souffre de ne pas être représenté (liens: IPPM, World Parliament). Et c’est bien un fait : les plus gros maux touchent une population marginale et insignifiante  (qu’ils soient des milliers, ou même des millions). Ce sont les migrants de la méditerranée qui brûlent leurs papiers avant de s’embarquer ; les pauvres en Europe qui ne prennent même plus la peine de s’abonner aux minima sociaux ; les populations du Congo, ou de la Centrafrique, terrorisées par des décennies de guerres civiles.  Autre exemple: la guerre de Syrie. La population d’une ville martyre comme Alep n’ayant pas de représentation légitime établie sur la scène internationale fait que d’une part, aucun parti ou organisation représentant les intérêts des populations civiles n’a pu tenter de contrer les agressions subies par la ville, d’autre part  toute mesure prise par un autre parti ou organisation, voulant porter secours, se retrouva contestée et combattue, comme n’étant pas légitime, par l’agresseur lui-même ou ses alliés.  La non-représentation sanctionne doublement toutes les populations victimes de guerres, car elle ôte toute légitimité à n’importe quelle tentative de l’extérieur de faire cesser une situation, si catastrophique soit-elle. En d’autres mots, si Dieu lui-même venait en aide à une population en détresse,  il se trouvera encore certains pour hurler à l’ingérence.

C’est donc une idée simple et logique, que de penser que s’il existait un système de représentation universel de toute la population mondiale, une agression pourrait plus facilement être reconnue, dénoncée et combattue.  Adresser cette question de manière artistique et créatrice, comme le fait Milo Rau est un exercice intéressant, car on s’affranchit de cette manière de nombreuses contraintes  (réelles ou perçues comme telles dans la politique mondiale). C’est une règle bien connue que pour réussir un brainstorming, il ne faut pas se poser de limites. Se cantonner aux choses qui paraissent réalisables est donc la dernière chose à faire, quand on cherche avant tout des idées porteuses, qui vont peut-être guider les générations futures.

Je ne sais finalement pas ce qui est sorti du spectacle, mais celui-ci s’inscrit bel et bien dans le cadre d’un mouvement existant :  l’UNPA (United Nations Parliamentary Assemby), une campagne pour une assemblée parlementaire dans le cadre des Nations Unies.  Celle-ci est menée par un réseau de parlementaires et d’ONG du monde entier,  avec le soutien de quelques personnalités de premier plan : Boutros Boutros-Ghali (ancien secrétaire des Nations Unies), Sigmar Gabriel (ministre des affaires étrangères de l’Allemagne), Federica Mogherini (Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères) ; Michel Rocard (ancien premier ministre français décédé en 2016) était également un soutien de l’UNPA.  L’idée est de créer d’abord un parlement consultatif, dont les membres ne seraient pas élus directement, mais choisis parmi les élus des parlements nationaux qui composent les Nations Unies. Le fonctionnement, puis la crédibilité du parlement une fois établis, l’étape ultime serait la tenue d’un scrutin mondial direct, un peu sur le même modèle que les élections européennes.  Le fait de partir d’une base existante, réaliste, avec un plan de développement sur le long terme, avantage  l’UNPA par rapport à tous les autres projets utopiques de gouvernement mondial, marqués par deux difficultés majeures : premièrement, ils imaginent un système qui serait « idéal », qui garantirait la paix dans le monde, ce qui est difficile à démontrer ; deuxièmement, ils sont bien incapables d’expliquer ou de convaincre sur la manière dont la transition du monde actuel vers leur système « idéal » se ferait.

L’idée d’un parlement mondial est donc une petite graine qui probablement vaut la peine d’être semée. Il reste à se demander quels sont les facteurs, les influences qui permettraient à cette idée de croître. En étant largement divulguée, débattue, adoptée, elle pourrait devenir consensuelle, c’est à dire être adoptée comme « bonne » par une grande partie de la population mondiale, et des élites. Il importe que de nombreux partis, de nombreux groupes d’intérêts veuillent se l’approprier (pour des raisons peut-être très différentes). A l’échelle politique, certains gouvernements pourraient y être favorable, y voyant un moyen d’accroître la satisfaction de leurs citoyens, et donc d’affermir leur légitimité ; d’autres états pourraient y voir le moyen de limiter l’influence de certains états rivaux… Peut-être obtiendra-t-on ainsi une masse critique, un conjonction d’intérêts qui permettra à l’idée de gagner du terrain sur la scène politique. A suivre…