Le projet OTRAG: une fusée allemande dans la jungle de Mobutu

Non, Elon Musk n’était pas le premier. Il y en a eu quelques autres avant lui! Et il y a cette histoire un peu invraisemblable, qui refit récemment surface en Allemagne à la sortie du remarquable film documentaire « Fly, Rocket, Fly« .

Un tuyau de 27cm de diamètre et 6m de long est l’élément de base
de la fusée. Le concept OTRAG permet d’assembler autant
d’éléments que nécessaires

Au début des années 70, un groupe de jeunes ingénieurs et de passionnés d’astronautique de la région de Stuttgart se retrouvait régulièrement sur le site semi-officiel de Lampoldshausen, (qui deviendra plus tard un site d’essais des moteurs de la fusée Ariane) pour tester leurs engins artisanaux. L’université de Stuttgart avait vu se regrouper depuis les années 50 les scientifiques qui n’étaient pas partis aux États-Unis après la seconde guerre mondiale. Le leader de ce petit groupe de jeunes s’appelait Lutz Kayser. Il avait noué des contacts avec Wernher von Braun, le « père » de la fusée Saturn V, ainsi qu’avec Kurt Debus, l’ancien directeur du centre de lancement de la NASA, (tous d’eux d’origine allemande). Les deux célébrités avaient validé le concept de base de Kayser : une fusée faite d’éléments simples, low-cost, assemblés en faisceaux suivant la taille finale désirée. La société OTRAG fût lancée en 1975, et c’était à l’époque la première initiative privée de vols orbitaux au monde! Lutz Kayser réussit a attirer suffisamment d’investisseurs, grâce de la notoriété que lui apportèrent von Braun et Debus, et il profita également d’une particularité du système fiscal allemand, qui permettait aux investisseurs de déduire de leurs revenus jusqu’à 270% des pertes qu’il essuyaient. Comme il était à prévoir que l’OTRAG perdrait beaucoup l’argent dans ses premières années, les particuliers aisés, payant beaucoup d’impôts furent immédiatement intéressés…

copie d’une page du prospectus de l’OTRAG montrant Lutz Kayser

Un des problèmes qui se pose à n’importe quel constructeur de fusée est la nécessité de couvrir les hypothétiques dégâts qui se produiraient si un tir ratait. L’engin pouvait retomber n’importe où… A l’époque, aucun état ni assurance ne couvrait un tel risque, et ni les Américains, ni les Russes, ni les Européens (voulant tous garder le monopole stratégique de leurs projets) ne toléraient d’aventuriers sur leur territoire. Lutz Kayser envisagea d’acheter un vieux pétrolier et de l’utiliser dans les eaux internationales à proximité de l’Équateur, mais ne trouva aucun assureur pour ce projet là aussi. Il fallait donc impérativement traiter avec un état. Là, ce qu’on pourrait appeler un clin d’œil de l’histoire se produisit. Alors qu’il cherchait plutôt du côté de l’Amérique centrale et de l’Indonésie, un intermédiaire (Don King, l’organisateur du fameux combat « rumble in the jungle« ) le mit en contact avec des représentants du Zaïre. A l’époque, le régime de Mobutu était considéré comme stable, relativement populaire, le pays était économiquement prometteur, et constituait un rempart contre les soviétiques en Afrique. De plus, le Zaïre était plus proche de l’Allemagne que le Brésil, ou l’Australie. Après quelques semaines seulement de tractations, le maréchal Mobutu, intéressé par le prestige de l’aventure et les possibles retombées pour son pays (Lutz Kayser lui promit une rente confortable, lorsque les lancements commerciaux commenceraient), accorda à l’OTRAG une immense zone d’essai de 100.000 km2 dans le Sud du pays.

copie d’une page du prospectus de l’OTRAG montrant la zone d’essais

Les souabes en quête d’espace débarquèrent dans la savane d’un plateau inhabité de la province de Shaba, et les jeunes hommes se sentirent tout de suite chez eux. L’aventure était double : ils étaient les nouveaux pionniers de l’astronautique, et ils étaient au milieu d’une vaste zone vierge, au potentiel illimité. L’Afrique, continent à la fois sauvage et berceau de l’humanité exerça une fascination sur Lutz Kayser et il y resta attaché pendant longtemps. Ils construisirent et arrangèrent tout ce dont ils avaient besoin: une piste d’atterrissage, une ligne aérienne, un pas de tir, un hangar, des cases d’habitation, une cantine, et au bout d’un an ils purent procéder à leur premier tir. Le 20 mai 1978 ils atteignirent une altitude de 30 km. Mais là, les ennuis commencèrent. L’Angola s’inquiéta, son allié soviétique fût alerté, et d’autre part les gouvernement allemands et surtout américains commencèrent à grogner. Ceux-ci firent pression sur les zaïrois pour que l’aventure cesse. Une campagne de dénigrement eut également lieu dans la presse de plusieurs pays ; on les accusa de travailler à des fins militaires. (Von Braun et Debus, avaient déjà retiré leur soutien dès le début de l’aventure zaïroise.) Après un tir manqué, Mobutu finit par interdire à l’OTRAG de continuer ses essais. La désillusion s’aggrava encore, lorsque très peu après, sept employés de la société moururent tragiquement lors d’une sortie en canot pneumatique sur un fleuve voisin, victime sans doute de rapides qu’ils avaient sous-estimés. Cet accident ne sera jamais totalement expliqué, et Lutz Kayser conservera un doute sur l’implication d’un service secret.

À la surprise générale, l’OTRAG continua ses activités en Libye, où Lutz Kayser avait noué (de manière assez surprenante) des relations avec Kadhafi. La société opéra à partir de 1981 sur une base de lancement dans une oasis au sud de Tripoli. Mais la Libye était à l’époque déjà un régime paria. Alors même que quelques tirs avaient réussi, les actionnaires se rebellèrent et Lutz Kayser fût obligé d’abandonner son poste de chef de l’OTRAG. Un nouveau coup dur pour la société se produisit quelques temps après, quand les Libyens, apparemment très intéressés par les possibles applications militaires de la technologie, saisirent tout le matériel. Moribonde et criblée de dettes (500 millions de Deutsche Mark), la société vivota jusqu’au dépôt de bilan en 1987. Libéré de son poste, et peu envieux de retourner en Allemagne, où sa réputation n’était pas envieuse, Lutz Kayser passa quelques années à Tripoli (Kadhafi lui ayant proposé, sans doute en dédommagement de ses déboires, un poste bien rémunéré à l’Université de la capitale). Plutôt lié à la CDU, le parti chrétien démocrate allemand, Kayser imputera l’échec de son aventure zaïroise à des manœuvres politiques fomentées par le SPD de Helmut Schmidt, qui était le chancelier au pouvoir dans les années 70. Plus tard, malgré ses efforts, il n’arriva plus jamais à réunir des fonds et à redémarrer une nouvelle société.

copie d’une page du prospectus de
l’OTRAG montrant la modularité du
concept

Le concept OTRAG fût repris par d’autres, mais jamais réalisé dans un vrai vol orbital. Les spécialistes s’accordent à dire qu’en l’absence de fusée réutilisable (SpaceX y travaille activement), c’est sans doute le concept le moins onéreux, puisqu’on remplace des éléments de grande taille, construits de manière « artisanale » en très petite série par des éléments fabriqués en grande série avec une technologie low-cost. Le concept d’origine avait malheureusement aussi deux inconvénients importants, qui étaient d’une part la faible performance du système de propulsion (dû à sa simplicité et aux propergols utilisés) et d’autre part le poids supérieur en structures qu’aurait eu une fusée faite d’un assemblage d’une multitude de petits éléments. La charge utile réelle d’un tel lanceur était probablement plus faible que ce que Lutz Kayser promettait à ses actionnaires.

Le film « Fly, Rocket, Fly » passe sous silence les raisons qui ont pu porter les dirigeants de l’OTRAG à s’accoquiner avec des dictateurs mégalomanes. Il s’arrête avant le lamentable épilogue libyen. Lutz Kayser devait bien sûr obtenir une clause de non-responsabilité en cas d’accident, que seul un état pouvait donner, mais on peux se demander s’il ne valait vraiment pas la peine de chercher un peu plus longtemps, et un peu mieux. Il dira qu’il a sous-estimé les dimensions politiques de son projet, et donc les résistances qu’il allait déclencher. Ce projet était un produit de son temps : les années 70 étaient bourrées d’optimisme, et tout le monde pensait que les pays d’Afrique, bourrés de ressources et libérés par la décolonisation, allaient « décoller » de manière vertigineuse. On était loin d’imaginer la succession de crises économiques et de guerres civiles qui accablèrent ce continent, et qui continuent encore aujourd’hui.

Doté d’un ego non négligeable, Lutz Kayser avait aussi sans doute aussi apprécié la reconnaissance directe que lui accordaient ces chefs d’état, reconnaissance qu’il n’avait pu obtenir dans son propre pays (Helmut Schmidt déclara à Bresznev, qu’il rêvait de lui « tordre le cou »). Peut-être a-t-il manqué de patience… Peut-être croyait-il que la conquête de l’Espace était au-dessus des querelles politiques… Les ingénieurs et scientifiques qui réussissent sont aussi ceux qui savent s’accorder avec le monde qui les entoure.

Liens:

  • http://otrag.com/fr-story/
  • http://astronautix.com/o/otrag.html
  • https://petermichaelschneider.com/2017/12/07/zum-tode-von-lutz-kayser-der-elon-musk-der-70er/
  • https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-14342940.html

La guerre éternelle : une dystopie bien réelle

« Jamais rien ne meurt » analyse de manière pertinent les mécanismes de la guerre et leur influence sur la conscience collective

Revenant d’un séjour au Vietnam, je viens de finir « Jamais rien ne meurt », le livre de Viet Thanh Nguyen, un universitaire américain dont les parents ont émigré aux États-Unis après la guerre. Cet essai sur la mémoire et les traumatismes est admirable, émouvant, et répond à bon nombre de questions que je me posais depuis longtemps, non pas sur le Vietnam, mais plutôt sur la guerre en général. Qu’est ce que la guerre, pourquoi accepte-t-on la guerre, et pourquoi tout cela semble-t-il faire partie de nous? Et mes pensées se télescopent avec l’actualité. Je constate la réalité si « bizarre » pour moi de cette manifestation de partisans des armes à feu à Richmond en Virginie (USA), dont la photo est ci-dessous. Oui, de manière frappante, Viet Thanh Nguyen a raison: il parle dans son essai de « guerre éternelle », une dystopie, le mythe fondateur d’ un système qui se perpétue à travers les états, les peuples et les générations.

Début 2020, plusieurs mouvements d’extrême droite et groupes paramilitaires ont annoncé leur participation à cette « Journée de lobbying » JIM URQUHART / REUTERS
« La guerre éternelle », récit de science fiction où Joe Haldeman, ancien soldat du Vietnam, décortique les mécanismes de la guerre

« La guerre éternelle », c’est tout d’abord le titre d’un roman de science fiction de Joe Haldeman, un ancien combattant du Vietnam. C’est la dénonciation d’un système militariste qui considère les hommes comme les pions dans un jeu d’échec. Joe Haldeman décortique le système de la guerre, où les soldats sont la plupart du temps de pauvres victimes. Il va cependant moins loin que Viet Thanh Nguyen, pour qui personne n’est innocent, et pour qui l’existence même du métier de soldat est le signe d’une société qui a renoncé à son humanité.

La « guerre éternelle » est pour moi le terme qui pourrait désigner et dénoncer de manière très juste un mythe de notre monde moderne. L’amplification et la perpétuation que nos sociétés ont appliqué aux bonnes vieilles guerres « patriotiques » et « libératoires » d’autrefois ; une nouvelle version du « nous contre eux », ou des « bons contre les méchants » (les méchants étant les autres, quels qu’ils soient) ; un mythe utile à toute organisation politique ayant un besoin permanent d’entretenir sa force, ses structures et de motiver ses membres à se sacrifier pour elle.

Pour en revenir à Viet Thanh Nguyen, la vérité de toute guerre est simple : tous sans exception se battent contre un ennemi imaginaire, un ennemi abstrait qui n’existe aucunement en réalité. La guerre amène à se représenter l’ennemi comme inhumain, de manière à pouvoir le tuer et à se voir soi-même comme humain de manière à être victime ou héros. Ce mécanisme de déshumanisation se perpétue, même quand une guerre se termine, de manière à préparer les guerres suivantes. Nos soldats seront toujours des héros, leurs opposants toujours des méchants. Viet Thanh Nguyen argumente que les guerres des États-Unis au Koweït, en Irak, en Afghanistan ne sont que les prolongements de la guerre du Vietnam, qui elle-même, était le prolongement de la guerre de Corée. L’Amérique est donc un pays en guerre permanente et le fait que certains Américains veuillent s’armer avec des armes de guerre, jouer sans cesse à la guerre en défendant ce « droit » avec acharnement est donc parfaitement compréhensible. Il ne s’agit pas seulement d’une culture de la violence, ou d’une tradition des armes à feu remontant au Far-West. Ils s’arment parce que c’est nécessaire, parce qu’ils ont peur, parce que l’ennemi peut être partout. Évidemment que l’ennemi est partout, Viet Thanh Nguyen nous montre dans sont livre qu’il est précisément en chacun de nous.

Les films de guerre servis en masse par Hollywood (où le héros est finalement un tueur) sont aussi une facette de cette guerre éternelle. Les médias sont les alliés du complexe militaro-industriel, dont Eisenhower, dans les années 50, avait déjà compris l’importance disproportionnée. Les racines de cette puissance sont profondes, car elles sont en grande partie culturelles et identitaires.

Moi-même issu d’une région où de nombreuses guerres ont laissé des traces, je me suis souvent demandé : pourquoi tout ces monuments, pourquoi tant de célébrations? Quand on est de l’autre côté du Rhin, et qu’on voit la même profusion de monuments aux morts, on se dit: en voilà beaucoup d’autres encore qui sont morts pour l’honneur… Mais pour l’honneur de qui, de quoi? Ces hommes sont morts par le simple fait d’avoir vécu dans des réalités séparées, comme les civilisations ennemies de Joe Haldeman.

Providencia : une île paradisiaque à l’histoire particulière

Quoi de mieux pour l’été qu’une histoire d’île luxuriante aux plages de rêves, de rivalités coloniales, de trésors de pirates et de colons luttant pour édifier un monde meilleur?
Une livre magnifique écrit par Tom Feiling, écrivain-journaliste de langue anglaise spécialiste des Caraïbes et de l’Amérique Centrale, retrace trois cents ans de l’histoire de Providencia, une petite île appartenant à l’actuelle Colombie au destin singulier, un symbole de l’histoire commune du nouveau et de l’ancien monde.

De quoi s’agit-il? Au début du 17ième siècle, les puissances européennes sont en lutte pour la domination des Caraïbes. Les Anglais, les Français, les Hollandais ne reconnaissent pas le traité de Tordesillas (qui partage l’Amérique entre l’Espagne et le Portugal), cherchent à faire du commerce avec les nouvelles colonies, et bien sûr attaquent les navires et les colonies Espagnoles que l’on sait regorger de beaucoup d’or et d’argent. Tandis que l’Espagne, avec un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, est au sommet de sa gloire et de sa richesse, l’Angleterre, elle, est pauvre ; elle vit du commerce de ses ports, de la laine de ses campagnes, et l’interdiction faite aux colonies espagnoles de faire du commerce avec les autres nations l’incite à employer des corsaires, qui sont en fait des pirates possédant des « lettres de marques » officialisant leurs actions au profit d’une nation . Ceux-ci savent mieux que personne dénicher et ramener dans les ports européens un butin conséquent. Mais alors que les Anglais n’ont pas de possession dans les Antilles, à part la Barbade, la découverte d’une île inhabitée,  qui sera appelée « Providence », proche des côtes du Nicaragua, les incites à lancer sa colonisation pour créer un bastion idéalement situé,  à même de menacer durablement toute les villes l’Amérique Centrale. Après une dizaine d’années, l’Espagne ne peut plus tolérer cette menace (l’or ramené chaque année à Cadix par la « flota », une flottille de galions marchands, escortés par des navires de guerre, est vital pour les caisses du roi). Providencia, venant juste d’être colonisée, est prise par les Espagnols, puis au gré des changements politiques entre puissances européennes, ces derniers et les Anglais signent la paix. C’est la fin de l’âge d’or de la piraterie, et les corsaires comme Henry Morgan, doivent se reconvertir. Tandis que plus tard, la Jamaïque ou Saint-Domingue prospèrent grâce au commerce du sucre et d’autre produits tropicaux, produits grâce à la traite des esclaves, Providencia est quasi abandonnée, et sombre dans l’oubli. Du temps des Anglais, les plantations agricoles avaient échouées, principalement à cause du manque d’expérience des colons et de leurs donneurs d’ordres. Les colons n’étant pas assez nombreux, on avait fait venir des esclaves noirs, mais cela ne changera pas beaucoup la situation économique de l’île. Profitant des incertitudes politiques et du manque d’autorité centrale,  de nombreux esclaves s’échappèrent, soit vers l’intérieur de l’île, soit vers la côte. Ainsi, l’île de Providencia « végéta » pendant trois siècles.

Ce qui se passa à Providencia est pourtant comparable au mythe de la création des Etats-Unis. Cette petit île était au 17ième siècle tout un symbole, car elle ne fût pas uniquement colonisée par intérêt stratégique, elle constituait aussi un projet qu’on pourrait qualifier d’utopique. Les colons anglais qui débarquèrent en vagues successives, ainsi que les promoteurs de la colonisation étaient animés par un désir de civilisation basé sur la « vraie » religion. C’étaient des puritains, qui avaient vu là la chance unique de créer sur une terre vierge une société idéale, basée sur des principes divins (parfois proches de la superstition). Ainsi, si tout va bien, c’est la divine Providence qui en est la cause, si tout va mal c’est la conséquences de mauvaises actions, et du mystère de l’omnipotence de Dieu. Les puritains ont cette idée, que l’on trouve aux sources du capitalisme anglo-saxon, que tout travail sur terre que Dieu approuve sera récompensé, ce qui justifie l’entreprise individuelle et la réussite. En résumé: la réussite prouve que Dieu approuve…

Les colons puritains de Providencia, qui sont les contemporains de ceux qui embarquèrent sur le célèbre Mayflower à destination de la Nouvelle-Angleterre, ont bien besoin d’une Divine Providence permettant de justifier des actions quelques peu éloignées de la religion, car ils doivent préparer l’île militairement, construire des forts, s’accommoder d’un commandement autoritaire et d’aventuriers plus attirés par l’or espagnol que par la culture du coton, ou du tabac. Et puritains et pirates ont un destin commun: non seulement ils vivent ensemble sur une île au statut ambigu, menacés par les Espagnols, mais ils deviennent également des exclus de leur pays d’origine. D’un côté, avec la paix avec l’Espagne signée, les corsaires ne savent comment rentrer dans le rang (la vie de soldat est peu attractive pour qui a goûté à la liberté, et aux gains d’un navire pirate). D’un autre côté, en Angleterre, après la mort de Cromwell, le puritanisme perd grandement en influence ; les puritains passent du statut d’extrémistes à celui de parias: leurs idéaux de pureté, leur critique du mercantilisme (ils veulent être auto-suffisant, ils ne mettent pas le gain d’argent en première ligne) ne plaisent ni à la noblesse et au roi, ni à la nouvelle bourgeoisie.

Les pirates avaient la maîtrise des mers, les moyens fournis par l’or arraché aux Espagnols, et disposaient de nombreux ports d’attache (Providencia, Port-Royal en Jamaïque, ainsi que diverses colonies sur la côte) qui pouvaient être bien défendus.  En 1670, ils étaient capables de réunir une flottille de 30 navires et de plusieurs milliers d’hommes pour mener à bien leurs attaques. Ils mettaient également en pratique des rudiments de principes démocratiques, leurs chefs étaient élus, et les gains partagés de manière transparente. Les colons de Providencia, quant à eux, étaient anti-royalistes, et nourrissaient le projet de créer un nouveau monde en réaction aux imperfections de l’ancien monde. On se prend à imaginer ce qui aurait pu arriver, si Henry Morgan, au faîte de sa gloire et de sa puissance, avait décidé de créer une république des Caraïbes au lieu de finir sa vie en riche propriétaire terrien de la Jamaïque. Étaient-ce des doutes sur la viabilité économique, ou politique des nouvelles colonies? Était-ce l’attachement à la patrie? Il semble que Morgan voulait qu’on retienne de lui l’image d’un soldat fidèle et respectueux de son pays (il fit un procès à Alexandre Exquemelin, un ancien compagnon d’aventures, à la sortie de son livre sur la vie des pirates). Son prestige était d’ailleurs tel que le roi d’Angleterre lui pardonna d’avoir mis à sac la ville de Panama,  faisant mine d’ignorer que la paix avec l’Espagne venait juste d’être signée!

Puritains et pirates n’avaient à l’époque pas vu, pas compris cette possibilité commune, et de ce destin avortée, il ne reste aujourd’hui plus rien.  Les habitants de l’actuelle Providencia, interrogés par Tom Feiling, ne connaissent quasiment rien de l’histoire de leur île.  Ils ont pourtant une culture quelque peu différente, parlent un créole anglo-saxon, sont peu attachés à la Colombie,  et semblent avoir la nostalgie d’une époque lointaine et mystérieuse, où se mêlent des bribes d’histoires de trésors engloutis, de naufrages, de batailles, d’esclavagisme, de révoltes, de religion, avec pour seuls témoins les quelques ruines de forts du 17ième siècle encore debout. Les archives sur Providencia ont été détruites dans une incendie, et les maux de l’Amérique centrale sont là : pauvreté,  émigration, trafic de drogue, corruption. En parallèle, mais reste à savoir si c’est une chance, le développement du tourisme pourrait apporter beaucoup de changements, mais au risque de sacrifier son patrimoine naturel et son identité culturelle. Ces maux et ces fragilités ont pris l’île dans leur tenailles, en attendant, peut-être un jour, de nouveaux changements.

La renaissance du dirigeable?

L’histoire du dirigeable est ancienne, et elle semble définitivement faire partie du passé, tant l’avion et l’hélicoptère dominent les cieux.  Il en reste une certaine iconographie, une nostalgie d’une époque légendaire où voyager lentement en regardant le paysage, c’était quelque chose… C’était l’époque des transatlantiques aux salons luxueux, de l’Orient Express, l’époque où il y avait du rêve dans le voyage.

Pour ce qui est du dirigeable, l’accident du Hindenburg en 1937 eut un grand impact médiatique.  (Ci-contre,  les restes après l’incendie ravageur qui suivit l’explosion, la plupart des victimes étant brûlées par le carburant des moteurs, pas par l’hydrogène, dont les flammes s’élevèrent très vite dans les airs.) Cet accident n’aura été pas plus qu’un symbole,  le déclin du dirigeable étant à cette équoque déjà bien engagé. Vers 1920, les militaires ne s’intéressaient déjà plus à ces vaisseaux que pour des missions de reconnaissance en mer. En 1927, Charles Lindberg traversait l’Atlantique d’une traite. En 1938, la première ligne d’aviation commerciale reliait Berlin et New York.  Les dirigeables étaient trop gros, trop lents, trop fragiles, trop sensibles aux vents et aux tempêtes. Et que de difficultés pour amarrer un dirigeable et le maintenir au sol!

Il y eut bien sûr au cours des décennies suivantes quelques évolutions techniques (nouveau matériaux, nouveaux moteurs), et des poignées de passionnés qui continuèrent à faire tourner une industrie à un niveau très restreint, voire confidentiel. Nouveau revers pour les dirigeables: la malheureuse faillite de l’entreprise allemande « Cargolifter » en 2001, qui déçut bon nombre de ceux qui avaient cru à une renaissance du plus léger que l’air pour le transport de charges lourdes et encombrantes. Cargolifter fût lâché par les potentiels clients, les banques, ainsi que par le Land de Brandebourg, qui refusa de s’engager dansun plan de sauvetage. De Cargolifter, il ne reste près de Berlin  (photo ci-contre) qu’un hangar géant, transformé en paradis tropical.

Et pourtant, on observe peut-être les prémices d’une nouvelle renaissance, la  « n-ième » diront certains, mais qui pourrait cette fois être bien réelle. Des fabricants d’éoliennes ont récemment contacté des représentants de l’industrie du dirigeable pour initier un dialogue au sujet du transport des pales. Les pales d’éoliennes sont en effet de plus en plus grandes, car, pour augmenter la production d’énergie, il faut augmenter la surface aérodynamique (à puissance installée égale, augmenter la taille des pales améliore le rendement de la machine quand le vent est faible). Les constructeurs d’éoliennes sont tous lancés dans une course à la taille, qui est pour eux existentielle. Il y a quelques années, 50 mètres était environ la norme pour une pale, aujourd’hui on approche des 70, voire 80 mètres. Et il devient très difficile de transporter ces objets sur des routes normales. Diviser les pales en deux est faisable techniquement, mais augmente les coûts de production et complexifie le processus de montage. Ainsi donc, la solution ne peut venir que des airs, et celle-ci permettrait également de construire des fermes éoliennes dans des lieux jusqu’à maintenant inaccessibles. Le marché serait sans doute significatif, et la charge de travail prévisible sur plusieurs années, ce qui pourrait achever de convaincre des investisseurs. Dans l’aéronautique, on sait que les projets ont toujours tendance à coûter plus que prévu, un marché solide est donc une garantie qui éviterait qu’une banque refuse de rallonger un crédit à la première difficulté (comme c’est arrivé à Cargolifter).

Deuxième changement qui pourrait favoriser les dirigeables: les drones. Ceux-ci ont une autonomie limitée, qui a peut de chance d’augmenter beaucoup dans les années qui viennent. Si l’on veut opérer une flottille de drones (pour livrer des paquets par exemple), la meilleure idée est de les baser sur une plate-forme elle-même mobile, flottant dans les airs. C’est l’idée d’Amazon, qui a déposé un brevet en ce sens ; le dirigeable devenant à la fois une sorte d’entrepôt volant, et un vaisseau-mère pour la flottille de drones. On ne sait pas encore ce qu’Amazon compte faire, et si des études sérieuses ont vraiment commencé.

Troisième changement, à teneur également technologique: l’amarrage. Les constructeurs de dirigeables actuels ont trouvé un moyen de fixer leurs aéronefs au sol, grâce à des jupes munies d’un dispositif d’aspiration. Ainsi le dirigeable peut se stabiliser n’importe où, pourvu que le sol soit plat : béton, terre, eau, glace. C’est un grand plus pour les capacités opérationnelles.

Entrepôts volants, grues volantes, ce sont là des projets utilitaires plutôt loin de l’utopie originelle du dirigeable flottant majestueusement au-dessus des paysages les plus inaccessibles, tel un paquebot des airs, tandis que ses passagers, attablés à un restaurant panoramique, jettent un coup d’œil au menu de la soirée. Il y a pourtant bien cet engouement nouveau pour les croisières maritimes, suscité par des bateaux toujours plus grands et luxueux. (Une exposition à Londres se concentre sur le romantisme des croisières transocéaniques). Se pourrait-il que cet engouement passe aussi par les airs?