Le projet OTRAG: une fusée allemande dans la jungle de Mobutu

Non, Elon Musk n’était pas le premier. Il y en a eu quelques autres avant lui! Et il y a cette histoire un peu invraisemblable, qui refit récemment surface en Allemagne à la sortie du remarquable film documentaire « Fly, Rocket, Fly« .

Un tuyau de 27cm de diamètre et 6m de long est l’élément de base
de la fusée. Le concept OTRAG permet d’assembler autant
d’éléments que nécessaires

Au début des années 70, un groupe de jeunes ingénieurs et de passionnés d’astronautique de la région de Stuttgart se retrouvait régulièrement sur le site semi-officiel de Lampoldshausen, (qui deviendra plus tard un site d’essais des moteurs de la fusée Ariane) pour tester leurs engins artisanaux. L’université de Stuttgart avait vu se regrouper depuis les années 50 les scientifiques qui n’étaient pas partis aux États-Unis après la seconde guerre mondiale. Le leader de ce petit groupe de jeunes s’appelait Lutz Kayser. Il avait noué des contacts avec Wernher von Braun, le « père » de la fusée Saturn V, ainsi qu’avec Kurt Debus, l’ancien directeur du centre de lancement de la NASA, (tous d’eux d’origine allemande). Les deux célébrités avaient validé le concept de base de Kayser : une fusée faite d’éléments simples, low-cost, assemblés en faisceaux suivant la taille finale désirée. La société OTRAG fût lancée en 1975, et c’était à l’époque la première initiative privée de vols orbitaux au monde! Lutz Kayser réussit a attirer suffisamment d’investisseurs, grâce de la notoriété que lui apportèrent von Braun et Debus, et il profita également d’une particularité du système fiscal allemand, qui permettait aux investisseurs de déduire de leurs revenus jusqu’à 270% des pertes qu’il essuyaient. Comme il était à prévoir que l’OTRAG perdrait beaucoup l’argent dans ses premières années, les particuliers aisés, payant beaucoup d’impôts furent immédiatement intéressés…

copie d’une page du prospectus de l’OTRAG montrant Lutz Kayser

Un des problèmes qui se pose à n’importe quel constructeur de fusée est la nécessité de couvrir les hypothétiques dégâts qui se produiraient si un tir ratait. L’engin pouvait retomber n’importe où… A l’époque, aucun état ni assurance ne couvrait un tel risque, et ni les Américains, ni les Russes, ni les Européens (voulant tous garder le monopole stratégique de leurs projets) ne toléraient d’aventuriers sur leur territoire. Lutz Kayser envisagea d’acheter un vieux pétrolier et de l’utiliser dans les eaux internationales à proximité de l’Équateur, mais ne trouva aucun assureur pour ce projet là aussi. Il fallait donc impérativement traiter avec un état. Là, ce qu’on pourrait appeler un clin d’œil de l’histoire se produisit. Alors qu’il cherchait plutôt du côté de l’Amérique centrale et de l’Indonésie, un intermédiaire (Don King, l’organisateur du fameux combat « rumble in the jungle« ) le mit en contact avec des représentants du Zaïre. A l’époque, le régime de Mobutu était considéré comme stable, relativement populaire, le pays était économiquement prometteur, et constituait un rempart contre les soviétiques en Afrique. De plus, le Zaïre était plus proche de l’Allemagne que le Brésil, ou l’Australie. Après quelques semaines seulement de tractations, le maréchal Mobutu, intéressé par le prestige de l’aventure et les possibles retombées pour son pays (Lutz Kayser lui promit une rente confortable, lorsque les lancements commerciaux commenceraient), accorda à l’OTRAG une immense zone d’essai de 100.000 km2 dans le Sud du pays.

copie d’une page du prospectus de l’OTRAG montrant la zone d’essais

Les souabes en quête d’espace débarquèrent dans la savane d’un plateau inhabité de la province de Shaba, et les jeunes hommes se sentirent tout de suite chez eux. L’aventure était double : ils étaient les nouveaux pionniers de l’astronautique, et ils étaient au milieu d’une vaste zone vierge, au potentiel illimité. L’Afrique, continent à la fois sauvage et berceau de l’humanité exerça une fascination sur Lutz Kayser et il y resta attaché pendant longtemps. Ils construisirent et arrangèrent tout ce dont ils avaient besoin: une piste d’atterrissage, une ligne aérienne, un pas de tir, un hangar, des cases d’habitation, une cantine, et au bout d’un an ils purent procéder à leur premier tir. Le 20 mai 1978 ils atteignirent une altitude de 30 km. Mais là, les ennuis commencèrent. L’Angola s’inquiéta, son allié soviétique fût alerté, et d’autre part les gouvernement allemands et surtout américains commencèrent à grogner. Ceux-ci firent pression sur les zaïrois pour que l’aventure cesse. Une campagne de dénigrement eut également lieu dans la presse de plusieurs pays ; on les accusa de travailler à des fins militaires. (Von Braun et Debus, avaient déjà retiré leur soutien dès le début de l’aventure zaïroise.) Après un tir manqué, Mobutu finit par interdire à l’OTRAG de continuer ses essais. La désillusion s’aggrava encore, lorsque très peu après, sept employés de la société moururent tragiquement lors d’une sortie en canot pneumatique sur un fleuve voisin, victime sans doute de rapides qu’ils avaient sous-estimés. Cet accident ne sera jamais totalement expliqué, et Lutz Kayser conservera un doute sur l’implication d’un service secret.

À la surprise générale, l’OTRAG continua ses activités en Libye, où Lutz Kayser avait noué (de manière assez surprenante) des relations avec Kadhafi. La société opéra à partir de 1981 sur une base de lancement dans une oasis au sud de Tripoli. Mais la Libye était à l’époque déjà un régime paria. Alors même que quelques tirs avaient réussi, les actionnaires se rebellèrent et Lutz Kayser fût obligé d’abandonner son poste de chef de l’OTRAG. Un nouveau coup dur pour la société se produisit quelques temps après, quand les Libyens, apparemment très intéressés par les possibles applications militaires de la technologie, saisirent tout le matériel. Moribonde et criblée de dettes (500 millions de Deutsche Mark), la société vivota jusqu’au dépôt de bilan en 1987. Libéré de son poste, et peu envieux de retourner en Allemagne, où sa réputation n’était pas envieuse, Lutz Kayser passa quelques années à Tripoli (Kadhafi lui ayant proposé, sans doute en dédommagement de ses déboires, un poste bien rémunéré à l’Université de la capitale). Plutôt lié à la CDU, le parti chrétien démocrate allemand, Kayser imputera l’échec de son aventure zaïroise à des manœuvres politiques fomentées par le SPD de Helmut Schmidt, qui était le chancelier au pouvoir dans les années 70. Plus tard, malgré ses efforts, il n’arriva plus jamais à réunir des fonds et à redémarrer une nouvelle société.

copie d’une page du prospectus de
l’OTRAG montrant la modularité du
concept

Le concept OTRAG fût repris par d’autres, mais jamais réalisé dans un vrai vol orbital. Les spécialistes s’accordent à dire qu’en l’absence de fusée réutilisable (SpaceX y travaille activement), c’est sans doute le concept le moins onéreux, puisqu’on remplace des éléments de grande taille, construits de manière « artisanale » en très petite série par des éléments fabriqués en grande série avec une technologie low-cost. Le concept d’origine avait malheureusement aussi deux inconvénients importants, qui étaient d’une part la faible performance du système de propulsion (dû à sa simplicité et aux propergols utilisés) et d’autre part le poids supérieur en structures qu’aurait eu une fusée faite d’un assemblage d’une multitude de petits éléments. La charge utile réelle d’un tel lanceur était probablement plus faible que ce que Lutz Kayser promettait à ses actionnaires.

Le film « Fly, Rocket, Fly » passe sous silence les raisons qui ont pu porter les dirigeants de l’OTRAG à s’accoquiner avec des dictateurs mégalomanes. Il s’arrête avant le lamentable épilogue libyen. Lutz Kayser devait bien sûr obtenir une clause de non-responsabilité en cas d’accident, que seul un état pouvait donner, mais on peux se demander s’il ne valait vraiment pas la peine de chercher un peu plus longtemps, et un peu mieux. Il dira qu’il a sous-estimé les dimensions politiques de son projet, et donc les résistances qu’il allait déclencher. Ce projet était un produit de son temps : les années 70 étaient bourrées d’optimisme, et tout le monde pensait que les pays d’Afrique, bourrés de ressources et libérés par la décolonisation, allaient « décoller » de manière vertigineuse. On était loin d’imaginer la succession de crises économiques et de guerres civiles qui accablèrent ce continent, et qui continuent encore aujourd’hui.

Doté d’un ego non négligeable, Lutz Kayser avait aussi sans doute aussi apprécié la reconnaissance directe que lui accordaient ces chefs d’état, reconnaissance qu’il n’avait pu obtenir dans son propre pays (Helmut Schmidt déclara à Bresznev, qu’il rêvait de lui « tordre le cou »). Peut-être a-t-il manqué de patience… Peut-être croyait-il que la conquête de l’Espace était au-dessus des querelles politiques… Les ingénieurs et scientifiques qui réussissent sont aussi ceux qui savent s’accorder avec le monde qui les entoure.

Liens:

  • http://otrag.com/fr-story/
  • http://astronautix.com/o/otrag.html
  • https://petermichaelschneider.com/2017/12/07/zum-tode-von-lutz-kayser-der-elon-musk-der-70er/
  • https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-14342940.html

La guerre éternelle : une dystopie bien réelle

« Jamais rien ne meurt » analyse de manière pertinent les mécanismes de la guerre et leur influence sur la conscience collective

Revenant d’un séjour au Vietnam, je viens de finir « Jamais rien ne meurt », le livre de Viet Thanh Nguyen, un universitaire américain dont les parents ont émigré aux États-Unis après la guerre. Cet essai sur la mémoire et les traumatismes est admirable, émouvant, et répond à bon nombre de questions que je me posais depuis longtemps, non pas sur le Vietnam, mais plutôt sur la guerre en général. Qu’est ce que la guerre, pourquoi accepte-t-on la guerre, et pourquoi tout cela semble-t-il faire partie de nous? Et mes pensées se télescopent avec l’actualité. Je constate la réalité si « bizarre » pour moi de cette manifestation de partisans des armes à feu à Richmond en Virginie (USA), dont la photo est ci-dessous. Oui, de manière frappante, Viet Thanh Nguyen a raison: il parle dans son essai de « guerre éternelle », une dystopie, le mythe fondateur d’ un système qui se perpétue à travers les états, les peuples et les générations.

Début 2020, plusieurs mouvements d’extrême droite et groupes paramilitaires ont annoncé leur participation à cette « Journée de lobbying » JIM URQUHART / REUTERS
« La guerre éternelle », récit de science fiction où Joe Haldeman, ancien soldat du Vietnam, décortique les mécanismes de la guerre

« La guerre éternelle », c’est tout d’abord le titre d’un roman de science fiction de Joe Haldeman, un ancien combattant du Vietnam. C’est la dénonciation d’un système militariste qui considère les hommes comme les pions dans un jeu d’échec. Joe Haldeman décortique le système de la guerre, où les soldats sont la plupart du temps de pauvres victimes. Il va cependant moins loin que Viet Thanh Nguyen, pour qui personne n’est innocent, et pour qui l’existence même du métier de soldat est le signe d’une société qui a renoncé à son humanité.

La « guerre éternelle » est pour moi le terme qui pourrait désigner et dénoncer de manière très juste un mythe de notre monde moderne. L’amplification et la perpétuation que nos sociétés ont appliqué aux bonnes vieilles guerres « patriotiques » et « libératoires » d’autrefois ; une nouvelle version du « nous contre eux », ou des « bons contre les méchants » (les méchants étant les autres, quels qu’ils soient) ; un mythe utile à toute organisation politique ayant un besoin permanent d’entretenir sa force, ses structures et de motiver ses membres à se sacrifier pour elle.

Pour en revenir à Viet Thanh Nguyen, la vérité de toute guerre est simple : tous sans exception se battent contre un ennemi imaginaire, un ennemi abstrait qui n’existe aucunement en réalité. La guerre amène à se représenter l’ennemi comme inhumain, de manière à pouvoir le tuer et à se voir soi-même comme humain de manière à être victime ou héros. Ce mécanisme de déshumanisation se perpétue, même quand une guerre se termine, de manière à préparer les guerres suivantes. Nos soldats seront toujours des héros, leurs opposants toujours des méchants. Viet Thanh Nguyen argumente que les guerres des États-Unis au Koweït, en Irak, en Afghanistan ne sont que les prolongements de la guerre du Vietnam, qui elle-même, était le prolongement de la guerre de Corée. L’Amérique est donc un pays en guerre permanente et le fait que certains Américains veuillent s’armer avec des armes de guerre, jouer sans cesse à la guerre en défendant ce « droit » avec acharnement est donc parfaitement compréhensible. Il ne s’agit pas seulement d’une culture de la violence, ou d’une tradition des armes à feu remontant au Far-West. Ils s’arment parce que c’est nécessaire, parce qu’ils ont peur, parce que l’ennemi peut être partout. Évidemment que l’ennemi est partout, Viet Thanh Nguyen nous montre dans sont livre qu’il est précisément en chacun de nous.

Les films de guerre servis en masse par Hollywood (où le héros est finalement un tueur) sont aussi une facette de cette guerre éternelle. Les médias sont les alliés du complexe militaro-industriel, dont Eisenhower, dans les années 50, avait déjà compris l’importance disproportionnée. Les racines de cette puissance sont profondes, car elles sont en grande partie culturelles et identitaires.

Moi-même issu d’une région où de nombreuses guerres ont laissé des traces, je me suis souvent demandé : pourquoi tout ces monuments, pourquoi tant de célébrations? Quand on est de l’autre côté du Rhin, et qu’on voit la même profusion de monuments aux morts, on se dit: en voilà beaucoup d’autres encore qui sont morts pour l’honneur… Mais pour l’honneur de qui, de quoi? Ces hommes sont morts par le simple fait d’avoir vécu dans des réalités séparées, comme les civilisations ennemies de Joe Haldeman.

High-Tech, Low-Tech, question de style ou question d’argent?

une vielle machine à écrire, bonne pour le musée

19 Novembre 2019, je suis à la conférence GOTO de Copenhague. Les participants, tous férus d’ordinateurs, d’informatique, et de technique en général (on les appelle les « techies ») sont électrisés par les nouveautés du monde de la « Tech » et du software. Les annonces faites dans chaque domaine sont plus excitantes les unes que les autres.

Et à cette conférence, il y a aussi d’intéressants retours en arrière. Steve Wosniak, co-fondateur d’Apple raconte ses souvenirs et comment il tentait de construire un micro-ordinateur avec des composants de 1 dollar. Tout devait être « cheap », pas cher, parce qu’il n’avait pas les moyens de se payer les « gros » composants. Les ordinateurs étaient réservés à l’époque (dans les années 70) à une élite d’universités et de grosses entreprises. Et c’est ainsi qu’une architecture innovante, flexible, et surtout bon marché naquit, permettant de mettre un ordinateur dans chaque foyer. Pourquoi a-t-il voulu faire ça au lieu de se satisfaire de son emploi chez Hewlett-Packard, l’employeur de ses rêves? Voulait-il devenir riche et célèbre comme son associé Steve Jobs? Non. Son rêve était de créer l’ordinateur qui lui permettrait de s’amuser, de faire toutes sortes de jeux. Et Steve Wosniak de raconter à son audience que pour commencer une startup, il vaut mieux commencer avec des choses qui ne coûtent rien, ou très peu : « 0$ », et ne jamais oublier le « fun ». Y aurait-il là une recette? Est-ce que derrière la high-tech, il n’y aurait pas au départ de la low-tech ou encore de la cheap-tech?

Cherchons à définir les termes. « High-tech » est un anglicisme désignant tout ce qui tourne autour des nouvelles technologies. En principe, c’est ce qui est moderne, innovant, encore relativement inaccessible, parfois aussi cher, mais pas forcément. Ce sont des objets basés sur des techniques qui ont coûté d’importants efforts avant d’être développés. Beaucoup d’ingénieurs, d’informaticiens, et d’autre amateurs sont en permanence fascinés pas la high-tech. Mais, sincèrement, sont-ils fascinés par cette technique en elle-même, ou bien par la débauche d’argent et de moyens nécessaires pour la mettre en œuvre? La high-tech, c’est aussi la recherche d’un certain style de vie, plus rapide, plus performant.

Par opposition, on a défini la low-tech. Pourquoi? La high-tech est perçue comme source croissante de discriminations et d’inégalités basées sur l’accès aux technologies. Les causes peuvent être diverses: financières, liées aux connaissances, aux savoir-faire, ou alors à la culture ou aux modes de vie. On voit dans la high-tech une course sans fin menaçant gravement notre environnement (consommation de ressources, risques pour la santé, etc.) et nous-mêmes par la même occasion. Philippe Bihouix a tenté avec succès de définir les contours de la low-tech, et ses avantages pour la planète. Dans sa pensée, il s’agit tout autant d’un changement de mode de vie et consommation (« technologies sobres, durables, résilientes »). La low-tech, comme refus du « toujours plus », symbolise le retour à une meilleure gestion de nos ressources, à un mode de vie plus sain et plus équilibré.

Les tenants de la high-tech voient bien sûr dans la low-tech un retour en arrière inacceptable. Ils ne renonceront ni aux joujoux techniques présents, ni aux nouveautés trépidantes à venir. Ce sont eux qui parle de manière caricaturale du retour à l’âge des cavernes, quand on parle de low-tech. Et donc si l’on simplifie à l’extrême : la high tech c’est cher et intelligent ; la low-tech c’est simple et bon marché.

La croissance de la demande en énergie, de la demande en matières premières que nous vivons actuellement est intenable, mais de mon côté je pense que des produits high-tech peuvent répondre a certaines nécessités ; par exemple des produits 100% compostables, ou permettant de faire des économies substantielles de matières premières. Si un four à bois, c’est de la low-tech et un four solaire c’est de la high-tech, lequel des deux est meilleur pour l’environnement? Les produits low-tech ont la plupart du temps un rendement moins bon. Par contre ces produits sont dans une démarche responsable, où l’on se pose la question : comment faire plus avec moins (ce qui pousse aussi à faire des innovations).

Le constructeur chinois d’éoliennes Envision a annoncé le premier essai en grandeur nature d’un aérogénérateur utilisant des supraconducteurs. Les perspectives sont très prometteuses, puisqu’on pourrait ainsi économiser la moitié des matières nécessaires (en particulier les terres rares) à fabriquer un générateur électrique. Là, l’avantage est à la high-tech… Mais comme le dit Philippe Bihouix, la low-tech garde cependant un avantage indéniable : son accessibilité ; la possibilité de faire soi-même, de réparer soi-même sans être dépendant d’usines à haute technicité ou de fabricants hyper-spécialisés. En fin de compte, tout dépend des outils que nous aurons. Une imprimante 3D (High-Tech) pourrait aider à fabriquer un outil de jardinage (Low-Tech).

Troisième exemple : la société Sigfox. Cette start-up toulousaine a levé des fonds importants pour créer un réseau mondial d’objets connectés, basés sur des composants très peu chers. La connexion coûte entre 1 et 10€ par an. C’est le contre-pied total du 5G qui est extrêmement complexe, énergivore, et dont les retombées sur la santé ne sont pas connues. Et c’est un succès!

Il n’y a qu’un seul monde, celui de la « Tech », diront certains. Les informaticiens de la conférence GOTO de Copenhague aiment aussi jouer aux LEGO… La question est tout simplement : une nouvelle technologie est-elle vraiment meilleure, apporte-elle vraiment un plus par rapport au statu quo? La high-tech est innovante et souhaitable quand elle permet de surmonter une difficulté qui paraissait insurmontable jusqu’alors, et offre ainsi de nouveaux horizons, qu’ils soient socio-économiques ou environnementaux. Attention aux effets à long terme, qui sont en général largement ignorés. La low-tech est de son côté utile quand elle permet de se débarrasser d’une technique finalement complexe, chère, déshumanisante, discriminatrice, qui n’a pas tenue ses promesses, et ne les tiendra pas sur le long, voire très long terme. (L’énergie nucléaire tombe-t-elle dans cette catégorie?) La low-tech vaut par ce qu’elle permet de supprimer, de remplacer, de simplifier. La high-tech vaut par les outils tellement utiles qu’elle nous donne pour résoudre certains problèmes criants. Les problèmes de la high-tech, c’est en premier lieu son accessibilité, son côté discriminatoire, et en deuxième lieu, l’impossibilité que nous avons d’évaluer ses effets sur le long terme.

Les colons de Mars seront-ils écolos?

On parle beaucoup de la colonisation de Mars. La NASA a des plans. Elon Musk, le fulminant chef de Tesla et SpaceX en a fait son objectif ultime, puisque pour lui, et pour de nombreux autres, la colonisation de Mars, c’est tout simplement l’étape suivante de l’évolution de l’Homme.

Mais vivre sur Mars sera extrêmement difficile. Il faudra faire des trouvailles, s’adapter, s’accommoder de nombreuses contraintes humaines et techniques. Un petit avant-goût en est donné par les conditions de vie sur les bases scientifiques en Antarctique (Dumont d’Urville, Concordia), qu’on peut extrapoler avec un environnement sur Mars encore bien plus hostile: pas d’eau, pas d’oxygène, et bien sûr le rayonnement cosmique, puisque Mars n’est pas protégée par un champ magnétique.

Image illustrative de l’article Base antarctique Concordia
La base franco-italienne Concordia, construite en 2005

Vivre sur Mars sera possible pour ceux qui sauront résoudre de sérieux problèmes matériels, avec un nombre de moyens réduits, et en ne comptant que sur eux-mêmes. La poignée d’êtres humains qui s’établira là-bas, ne pourra pas se reposer sur une industrie prolifique, une foule de ressources, ou une aide scientifique et technique à portée de main. Ils bénéficieront par contre d’un support à distance conséquent, puisque de nombreux ingénieurs et scientifiques sur Terre pourront les aider à résoudre leurs problèmes.

1) Les Martiens utiliseront des énergies renouvelables

Les Martiens auront besoin d’énergie pour se chauffer, produire de l’eau, de l’air respirable, de la lumière, se déplacer et communiquer. Beaucoup d’énergie sera utilisée pour la production d’aliments. Du fait du coût « astronomique » de tout transport, impossible d’envoyer du carburant sur Mars. L’utilisation de l’énergie solaire semble être la bonne solution, car les composants nécessaires, telles que cellules solaires, convertisseurs électriques et batteries sont simples et peuvent être réparés sur place (verre, cuivre, lithium et silicium peuvent être manipulés et recyclés à petite échelle). Les besoins en énergie seront très important, en particulier pour le chauffage. L’énergie nucléaire? Mon opinion (qui n’est pas celle d’autre blogueurs sur la conquête de Mars) est que la maintenance d’une centrale sur Mars sera bien trop compliquée et trop risquée pour une petite colonie martienne devant vivre en autarcie. Une pile atomique ramenée de Terre, comme il y en a dans certains satellites, ne sera pas suffisante pour subvenir aux besoins des colons, sauf en cas d’urgence peut-être (les tempêtes de sable peuvent durer plusieurs mois).

2) Les Martiens devront produire leur nourriture localement

La nourriture sera locale, ou ne sera pas. Les ravitaillements seront dédiés à transporter des personnes, des pièces détachées, des produits pharmaceutiques, ou des machines complexes. Tout au plus, ce seront des graines qui seront transportées. La nourriture de base sera produite dans des serres, que les martiens passeront le plus clair de leur temps à entretenir. D’après moi, il y aura peu ou pas de monocultures isolées, car les risques qu’un parasite ou un champignon ravageur détruise tout seraient bien trop grand. Les espèces résistent mieux quand il y a une diversité de plantations. Manger de la viande? En raison du rendement faible de la production de viande, et de l’extrême limitation de l’espace disponible, cela restera sans doute un rêve. Les Martiens seront végétariens.

3) Les Martiens devront savoir tout construire et tout recycler

Du fait de la nécessité de construire soi-même son habitat, de produire soi-même son énergie et sa nourriture, une grande attention sera portée au savoir-faire technique. Toutes les pièces, équipements, morceaux d’habitations devront être fait de telle manière qu’ils puissent être produits, recyclés ou réparés sur place. Ce sera là peut-être la partie la plus intéressante de la future colonisation. Les martiens développeront des techniques de constructions modulaires, utiliseront des imprimantes 3D, des robots multifonctions capables de produire n’importe quel composant. Cela ira du très petit (composants d’ordinateurs), jusqu’à des pièces de plusieurs tonnes (morceaux de murs pour faire des habitations, parties de véhicules). En attendant de trouver des sources de minerai et de les exploiter, les martiens devront aussi recycler 100% des composants, métaux, minéraux, plastiques venant de la Terre, condition nécessaire pour pouvoir construire de nouveaux éléments. La livraison de matières premières provenant de la Terre étant extrêmement coûteuses, cela permettra aux colonies de se développer. Une compétition sur le futur habitat sur Mars a été lancée par la NASA, basée sur le principe d’imprimantes 3D utilisant des matériaux locaux.

Team SEArch+/Apis Cor
Equipe SEArch+/Apis Cor ayant gagné le 3D-Printed Habitat Challenge de la NASA

4) Les Martiens sauront se soigner eux-mêmes et seront des êtres sociables

Le rayonnement cosmique arrive sur Mars sans être filtré par aucun champ magnétique, ni aucune atmosphère. La mort est assurée en peu de temps si le corps n’est pas capable de régénérer ses cellules abîmées. Les Martiens devront trouver des moyens de se soigner eux-mêmes, et surtout de prévenir les maux avant qu’ils deviennent trop graves. La prévention jouera un grand rôle. Ne pas voir un cancer venir, sera une chose qu’ils ne pourront pas se permettre.

Et dans une vie en vase clos, pendant des mois et des mois, la promiscuité provoquera du stress. Il y aura peu de place et il faudra sans cesse s’accommoder des autres, sans jamais pouvoir s’isoler longtemps. Il faudra compenser les problèmes psychologiques par beaucoup d’entraide et de compréhension. Sachant qu’aucun ne peut survivre sans les autres, les Martiens auront un instinct de communauté très développé.

5) Les Martiens devront savoir faire face aux imprévus.

L’atmosphère de Mars est hostile. Les Martiens devront s’habituer a vivre avec des dangers permanents, et disposer de moyens de secours. Survivre, ce sera être capable de réagir aux imprévus : avec des équipes pluridisciplinaires, flexibles, parfaitement intégrées, optimistes, capables de se remettre en question et de développer de nouvelles techniques très rapidement.

En conclusion

Beaucoup les savent déjà, d’autres feignent de l’ignorer. Nous devrons nous accommoder un jour ou l’autre avec le fait que les ressources de la planète sont limitées. Mais alors que Terriens se laissent le temps, les Martiens, eux, n’en auront pas. Ils devront créer eux-même les conditions de leur survie. Les savoirs-faire que les Martiens développeront en temps record seront utiles à la Terre. Savoir gérer sa santé soi-même, savoir réparer son ordinateur, ou même en construire un nouveau. Et construire sa maison en recyclant ou utilisant les matériaux environnants n’est-il pas une belle idée? Cela existait bel et bien autrefois.

fabrication de briques de terre

On peut bien sûr aussi douter de l’utilité de la colonisation de Mars. La planète restera très très hostile à la vie. Ses habitants devront le plupart du temps vivre sous terre, ou enfermés dans des habitations étanches. A quoi bon aller sur Mars, sachant que, ici aussi on peut vivre sous terre!

D’autres liens :

  • liste des objets abandonnés sur la Lune (180 tonnes!)
  • video d’un concept de l’habitat sur Mars (HASELL + EOC)
  • un blog sur la planète Mars

Le revenu universel, ses objectifs, son financement

Le thème du revenu universel gravite dans les cercles médiatiques depuis quelque années.  Cela serait une réponse à un certain nombre de problèmes insolubles, tels que pauvreté, chômage, cohésion sociale, complexité des aides sociales. L’idée paraît à première vue claire, mais les modalités le sont bien moins (exemple: 20 Dollars par mois au Kenya). Et qu’en est-il des raisons? De quel nouveau genre de pacte social s’agirait-il?

Le salaire universel pourrait exister dans de nombreuses variantes, allant d’un revenu citoyen remplaçant l’intégralité des aides et protections sociales, à un revenu minimum qui serait complémentaire à d’autres aides. Il y a une vision libérale du salaire minimum comme moyen de réformer (pour ne pas dire réduire) l’état providence, de gérer le chômage, de libérer les entreprises de toute contraintes liées au personnel.  En opposition, il y a une vision sociale, ou « émancipatrice » de ce revenu, comme moyen de réduire les inégalités, d’augmenté la dignité de ceux qui ont besoin d’aide, et de permettre l’épanouissement personnel de chacun.  Le revenu universel s’inscrit dans une vision du monde, un a-priori politique qu’il y a lieu de ne jamais perdre de vue, car ce contexte va déterminer les choix de financement qui seront fait. La sempiternelle question du « qui va payer » est une des premières qu’on se pose, dès que n’importe quel loi, impôt, mesure est publiquement débattue. Comme pour tout réaménagement de ressources dans une société, il y a des gagnants et des perdants.

Alors comment faire pour qu’il y ait seulement des gagnants? Et si ce n’est pas possible, du moins pour que l’arbitrage entre gagnants et perdants soit équitable et transparent?

Une étude récente de l’OCDE a montré que le revenu universel ne réduirait pas la pauvreté si les dépenses de l’état restaient constantes. Une nouvelle répartition de volume constant d’aides ne peut donc être suffisant pour produire un effet. L’expérience faite en Finlande, où le revenu de base a été distribué pendant 2 ans à 2000 chômeurs pris au hasard confirme d’une certaine façon ce que l’OCDE avait trouvé. Un simple changement des modalités de distribution des allocations (dans un but incitatif à retrouver un emploi) n’a pas aidé plus de chômeurs à trouver un emploi. Durant les deux ans, une amélioration du bien-être des chômeurs a pu être constatée, mais l’expérience a été bien trop courte et trop peu étendue pour pouvoir en tirer des conclusions. Dommage, car le monde entier avait ses yeux rivés sur la Finlande…

Le revenu de base doit donc être plutôt vu comme un investissement supplémentaire que la société serait prête à faire pour améliorer le bien-être de ceux qui sont défavorisés.

S’agissant du financement, une solution serait de faire le pari que le revenu universel crée de nouvelles richesses, des richesses n’existant pas encore à l’heure actuelle, un peu comme l’éducation, qui est un pari sur les générations futures.

Ces nouvelles richesses pourraient ressembler à celles que des emprunteurs promettent de créer en remboursant un prêt (c’est la création de liquidité que les banques font quotidiennement : on créée de l’argent sur la promesse d’une richesse future). Le revenu universel pourrait donc être financé par une création de monnaie. Ses bénéficiaires produiraient des richesses immatérielles difficilement comptabilisables, liées par exemple à la qualité de vie, à l’instruction, à l’économie informelle. Le pari serait que le retour sur investissement se ferait par un transfert vers l’économie formelle par le biais d’une amélioration de son fonctionnement basée sur la bien-être des acteurs économiques. Le fonctionnement informel de la société pourrait suppléer à certains manques de l’économie réelle, quand celle-ci est incapable d’apprécier des « petits services » ayant une valeur marchande faible ; ceci pourrait ainsi améliorer l’harmonie de la société dans son ensemble, « huiler la mécanique »…, et par là améliorer l’efficacité de l’économie formelle, ce qui justifierait la dépense. Beaucoup de petits problèmes n’auraient plus besoin d’être réglés par l’économie réelle. Le risque d’inflation serait néanmoins réel. Il y aura là des études approfondies à faire pour évaluer les possibilités de ce retour sur investissement et fixer le montant des sommes « empruntées » en ce sens.

Une autres idée serait un financement du revenu universel non pas basé sur l’activité productive, mais sur un principe d’égalité d’accès aux ressources naturelles. Nous savons aujourd’hui que la planète Terre n’est pas sans limites. Le fait que l’exploitation d’une ressource, quelle qu’elle soit, soit permise à une personne peut potentiellement réduire les chances et les possibilités qu’ont toutes les autres personnes. C’est un fait rigoureusement indépendant des raisons qui ont amené quelque privilège que ce soit. C’est vrai pour la surface de la Terre, pour les minerais, l’eau, l’air, d’autres bien immatériels tels que les ressources biologiques. Le fait de polluer les mers réduit la quantité de poisson comestible, ce qui réduit la capacité de l’ensemble de la population à se nourrir. Il émane un besoin de compensation qui doit s’apparenter au préjudice que tous subissent sur deux point de vue : le point de vue des besoins de base permettant une vie heureuse, et le point de vue des chances de pouvoir mener une activité économique rentable, pouvant profiter à soi-même et à toute la société. Toutes autres choses étant égales, les chances de succès économique d’un pêcheur vivant au bord d’une mer polluée, sont plus faibles que celles d’un pêcheur vivant au bord d’une mer saine. Du point de vue du premier pêcheur, ses possibilités de vie, d’activité économique se trouvent limitées du fait de l’activité de certaines personnes qui polluent le milieu où il travaille.

La difficulté d’un calcul basé sur ce principe vient du fait que certaines ressources sont sur-utilisées (il y a donc privation) et d’autres sont sous-utilisées (il n’y a pas privation). L’éventuelle privation de ressources dépend des conditions du lieu, et aussi d’autre facteurs, tels que la densité de population à un endroit donné, ou les activités économique déjà en place. Le calcul ne serait pas simple, mais avec les possibilités actuelles de numérisation de tous les  secteurs d’activités, on peut imaginer que c’est possible. Le revenu sera soit positif, soit négatif, suivant le fait que des privations auront été exercées, ou subies, en fonction de l’évaluation de la dette au niveau local, et mondial. (Certaines privations dues au réchauffement climatique, ou à certaines pollutions s’exercent au niveau mondial). Le revenu universel serait la compensation pour tout ce qui est prélevé en trop, pour toutes les dégradations commises.

Il se dégage ainsi une idée plus générale : une compensation pour ce qui limite les capacités d’un individu à vivre, à produire, bref à réaliser sa condition d’humain. Ainsi, chaque mètre carré de terre que je possède limite la capacité offerte au reste de l’humanité, chaque quantité d’eau que je me réserve, limite ce qui reste aux autres. Même : chaque litre d’oxygène que je respire, est un litre de moins pour le reste du monde. C’est ainsi. Il faudrait donc comptabiliser ce que chacun soustrait à la jouissance du reste, pour savoir quel revenu compensatoire il lui sera demandé de payer. Mais un tel calcul est-il possible? Calculer le prix d’un litre d’eau, le prix d’un litre d’air pur, etc. ?

Troisième idée sur le financement: l’utilisation des données personnelles par les géants de l’Internet. D’après Jaron Lanier et son livre « Who owns the future », l’information c’est de l’argent, et donc l’utilisation d’une information personnelle se devrait d’être compensée par un paiement (même infime). Dans une économie de plus en plus numérisée, l’accumulation de ces micro-paiements devrait pouvoir remplacer un salaire de base pour chaque individu. D’après le système décrit par Lanier, chacun serait libre de mettre en vente ses données, il n’y aurait pas de revenu universel automatique, mais plutôt la possibilité de toucher un pécule, qui serait proportionnel au revenu généré par d’autres à partir des données personnelles. À la comptabilité personnalisée, qui est l’option choisie par Lanier, on pourrait préférer une taxe unique, qui serait prélevée sur toutes les utilisations de données personnelles, ce qui permettrait bien sûr de financer un revenu de base. Mais les données personnelles de chacun se retrouveraient au même prix, ce qui serait en fin de compte inacceptable pour bon nombre de personnes, car il y n’y aurait plus moyen de contrôler sa sphère privée.

De manière générale, on peut se dire que le capitalisme « cognitif » (c’est à dire le capitalisme des idées : Google, Facebook, et tant d’autres), essentiellement basé sur les relations sociales, a beaucoup à profiter du bien-être de la société. Celui-ci devrait donc tout naturellement s’emparer de la thématique du revenu universel et participer à son financement. C’est à la société de ne pas laisser des acteurs privés et monopolistes dicter leurs conditions (du style : abandon total du contrôle de la sphère privée en échange d’un certain revenu).

Il y a le « comment? » du revenu universel. Il y a aussi la question du « quand? ». De manière générale, un rééquilibrage des revenus est beaucoup plus facile à faire passer quand tous les acteurs économiques sont dans une situation de prospérité. Dans une stagnation ou une crise, les réformes ne passent pas, car les acteurs s’arque-boutent sur ce qui leur reste, la peur domine les esprits et rend tout changement impossible.

Le revenu universel est une idée de tous les dangers. Ses effets ne se feront sentir que sur le long terme. Il doit s’agir d’un projet de société (le « pourquoi? ») bien plus qu’un sujet technique de redistribution des aides sociales. Aujourd’hui plus personne ne discute des bienfaits de l’école publique. Peut-être qu’il en sera de même d’ici 50 ans ou plus, pour le revenu universel.

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Providencia : une île paradisiaque à l’histoire particulière

Quoi de mieux pour l’été qu’une histoire d’île luxuriante aux plages de rêves, de rivalités coloniales, de trésors de pirates et de colons luttant pour édifier un monde meilleur?
Une livre magnifique écrit par Tom Feiling, écrivain-journaliste de langue anglaise spécialiste des Caraïbes et de l’Amérique Centrale, retrace trois cents ans de l’histoire de Providencia, une petite île appartenant à l’actuelle Colombie au destin singulier, un symbole de l’histoire commune du nouveau et de l’ancien monde.

De quoi s’agit-il? Au début du 17ième siècle, les puissances européennes sont en lutte pour la domination des Caraïbes. Les Anglais, les Français, les Hollandais ne reconnaissent pas le traité de Tordesillas (qui partage l’Amérique entre l’Espagne et le Portugal), cherchent à faire du commerce avec les nouvelles colonies, et bien sûr attaquent les navires et les colonies Espagnoles que l’on sait regorger de beaucoup d’or et d’argent. Tandis que l’Espagne, avec un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, est au sommet de sa gloire et de sa richesse, l’Angleterre, elle, est pauvre ; elle vit du commerce de ses ports, de la laine de ses campagnes, et l’interdiction faite aux colonies espagnoles de faire du commerce avec les autres nations l’incite à employer des corsaires, qui sont en fait des pirates possédant des « lettres de marques » officialisant leurs actions au profit d’une nation . Ceux-ci savent mieux que personne dénicher et ramener dans les ports européens un butin conséquent. Mais alors que les Anglais n’ont pas de possession dans les Antilles, à part la Barbade, la découverte d’une île inhabitée,  qui sera appelée « Providence », proche des côtes du Nicaragua, les incites à lancer sa colonisation pour créer un bastion idéalement situé,  à même de menacer durablement toute les villes l’Amérique Centrale. Après une dizaine d’années, l’Espagne ne peut plus tolérer cette menace (l’or ramené chaque année à Cadix par la « flota », une flottille de galions marchands, escortés par des navires de guerre, est vital pour les caisses du roi). Providencia, venant juste d’être colonisée, est prise par les Espagnols, puis au gré des changements politiques entre puissances européennes, ces derniers et les Anglais signent la paix. C’est la fin de l’âge d’or de la piraterie, et les corsaires comme Henry Morgan, doivent se reconvertir. Tandis que plus tard, la Jamaïque ou Saint-Domingue prospèrent grâce au commerce du sucre et d’autre produits tropicaux, produits grâce à la traite des esclaves, Providencia est quasi abandonnée, et sombre dans l’oubli. Du temps des Anglais, les plantations agricoles avaient échouées, principalement à cause du manque d’expérience des colons et de leurs donneurs d’ordres. Les colons n’étant pas assez nombreux, on avait fait venir des esclaves noirs, mais cela ne changera pas beaucoup la situation économique de l’île. Profitant des incertitudes politiques et du manque d’autorité centrale,  de nombreux esclaves s’échappèrent, soit vers l’intérieur de l’île, soit vers la côte. Ainsi, l’île de Providencia « végéta » pendant trois siècles.

Ce qui se passa à Providencia est pourtant comparable au mythe de la création des Etats-Unis. Cette petit île était au 17ième siècle tout un symbole, car elle ne fût pas uniquement colonisée par intérêt stratégique, elle constituait aussi un projet qu’on pourrait qualifier d’utopique. Les colons anglais qui débarquèrent en vagues successives, ainsi que les promoteurs de la colonisation étaient animés par un désir de civilisation basé sur la « vraie » religion. C’étaient des puritains, qui avaient vu là la chance unique de créer sur une terre vierge une société idéale, basée sur des principes divins (parfois proches de la superstition). Ainsi, si tout va bien, c’est la divine Providence qui en est la cause, si tout va mal c’est la conséquences de mauvaises actions, et du mystère de l’omnipotence de Dieu. Les puritains ont cette idée, que l’on trouve aux sources du capitalisme anglo-saxon, que tout travail sur terre que Dieu approuve sera récompensé, ce qui justifie l’entreprise individuelle et la réussite. En résumé: la réussite prouve que Dieu approuve…

Les colons puritains de Providencia, qui sont les contemporains de ceux qui embarquèrent sur le célèbre Mayflower à destination de la Nouvelle-Angleterre, ont bien besoin d’une Divine Providence permettant de justifier des actions quelques peu éloignées de la religion, car ils doivent préparer l’île militairement, construire des forts, s’accommoder d’un commandement autoritaire et d’aventuriers plus attirés par l’or espagnol que par la culture du coton, ou du tabac. Et puritains et pirates ont un destin commun: non seulement ils vivent ensemble sur une île au statut ambigu, menacés par les Espagnols, mais ils deviennent également des exclus de leur pays d’origine. D’un côté, avec la paix avec l’Espagne signée, les corsaires ne savent comment rentrer dans le rang (la vie de soldat est peu attractive pour qui a goûté à la liberté, et aux gains d’un navire pirate). D’un autre côté, en Angleterre, après la mort de Cromwell, le puritanisme perd grandement en influence ; les puritains passent du statut d’extrémistes à celui de parias: leurs idéaux de pureté, leur critique du mercantilisme (ils veulent être auto-suffisant, ils ne mettent pas le gain d’argent en première ligne) ne plaisent ni à la noblesse et au roi, ni à la nouvelle bourgeoisie.

Les pirates avaient la maîtrise des mers, les moyens fournis par l’or arraché aux Espagnols, et disposaient de nombreux ports d’attache (Providencia, Port-Royal en Jamaïque, ainsi que diverses colonies sur la côte) qui pouvaient être bien défendus.  En 1670, ils étaient capables de réunir une flottille de 30 navires et de plusieurs milliers d’hommes pour mener à bien leurs attaques. Ils mettaient également en pratique des rudiments de principes démocratiques, leurs chefs étaient élus, et les gains partagés de manière transparente. Les colons de Providencia, quant à eux, étaient anti-royalistes, et nourrissaient le projet de créer un nouveau monde en réaction aux imperfections de l’ancien monde. On se prend à imaginer ce qui aurait pu arriver, si Henry Morgan, au faîte de sa gloire et de sa puissance, avait décidé de créer une république des Caraïbes au lieu de finir sa vie en riche propriétaire terrien de la Jamaïque. Étaient-ce des doutes sur la viabilité économique, ou politique des nouvelles colonies? Était-ce l’attachement à la patrie? Il semble que Morgan voulait qu’on retienne de lui l’image d’un soldat fidèle et respectueux de son pays (il fit un procès à Alexandre Exquemelin, un ancien compagnon d’aventures, à la sortie de son livre sur la vie des pirates). Son prestige était d’ailleurs tel que le roi d’Angleterre lui pardonna d’avoir mis à sac la ville de Panama,  faisant mine d’ignorer que la paix avec l’Espagne venait juste d’être signée!

Puritains et pirates n’avaient à l’époque pas vu, pas compris cette possibilité commune, et de ce destin avortée, il ne reste aujourd’hui plus rien.  Les habitants de l’actuelle Providencia, interrogés par Tom Feiling, ne connaissent quasiment rien de l’histoire de leur île.  Ils ont pourtant une culture quelque peu différente, parlent un créole anglo-saxon, sont peu attachés à la Colombie,  et semblent avoir la nostalgie d’une époque lointaine et mystérieuse, où se mêlent des bribes d’histoires de trésors engloutis, de naufrages, de batailles, d’esclavagisme, de révoltes, de religion, avec pour seuls témoins les quelques ruines de forts du 17ième siècle encore debout. Les archives sur Providencia ont été détruites dans une incendie, et les maux de l’Amérique centrale sont là : pauvreté,  émigration, trafic de drogue, corruption. En parallèle, mais reste à savoir si c’est une chance, le développement du tourisme pourrait apporter beaucoup de changements, mais au risque de sacrifier son patrimoine naturel et son identité culturelle. Ces maux et ces fragilités ont pris l’île dans leur tenailles, en attendant, peut-être un jour, de nouveaux changements.

Ce que Google, Facebook & Co préparent, et comment on y fera face

Avouons, malgré les doutes sur le respect de la vie privée, nous avons tous un compte chez Google, Facebook, Instagram, etc.. C’est simplement trop pratique. Outre leur taille, ces géants de l’Internet ont un modèle économique en commun : ils offrent des services gratuits, grâce auxquels ils accumulent des informations sur leurs utilisateurs, et gagnent beaucoup d’argent avec une publicité bien plus précise et efficace qu’autrefois.  Il s’agit du lucratif marché de la publicité ciblée, d’un marché qui connecte des vendeurs de biens aux acheteurs les plus probables, et qui est avant tout contrôlé par les vendeurs, puisque ce sont eux qui financent le système.

Quel est le but des géants de l’Internet?  Maximiser l’efficacité de la publicité, car plus un utilisateur voyant une publicité passe à l’action (en achetant), plus cher l’espace publicitaire peut être vendu.  Il s’agit donc d’aller au-devant de nos besoins, peut-être même avant que nous en soyons conscients. Mais comment Google, Facebook & Co peuvent-ils savoir, avant même que nous ne sachions? En créant des modèles. Voici un exemple : dans le domaine des machines industrielles, on essaie depuis longtemps de prévoir comment les machines s’usent, quelles sont les pannes à venir. La maintenance prédictive se développe grâce à des modèles qui sont soit des modèles physiques de la machine, soit des modèles qui sont créés en accumulant et en analysant des données, ce qui créé de la connaissance sur les points faibles, les facteurs de risques, les pannes les plus probables. L’analyse des données, grâce aux modèles, permet de prévoir une panne, avant même que des symptômes avants-coureurs soient détectables.  L’accumulation massive de données, couplée aux modèles physiques, ou/et à de l’intelligence artificielle permet de nos jours des prédictions extrêmement précises.

Ce qui fait dans le domaine des machines existe sans doute déjà aussi dans les domaines psychologiques, sociologiques et comportementaux, qui sont eux-mêmes régis par des lois qui ont été décrites. On peut sans doute prévoir le comportement d’un personne en l’ayant suffisamment observée, en ayant suffisamment observé son milieu et comment elle inter-agit avec lui.  Même si chacun de nous pense être libre, nous sommes en fait terriblement prévisibles. L’endroit où vous irez ce soir? La musique que vous aller écouter tout à l’heure? Le repas que vous aller manger demain? Il y a bien peu de surprises.  99% de ce que nous faisons est prévisible, et peut être prévu, si on se donne la peine de chercher quels paramètres vont influer sur telle ou telle décision. Il y a fort à parier que Google, Facebook & Co ont des modèles de tous leurs utilisateurs,  et qu’ils travaillent d’arrache-pied à les améliorer.  Il y a donc quelque part dans un data center, un modèle portant notre nom, avec des données (et qui sait, un bot, une intelligence artificielle) et celui-ci s’améliore jour après jour. La puissance de calcul, la quantité de données ne sont plus une limitation. Une intelligence artificielle peut comparer ce que nous avons fait aujourd’hui à ce qui était prévu, et apprendre, apprendre, apprendre… Elle saura un jour mieux que nous ce dont nous avons envie. Et ce modèle, cet avatar pourrait être en fait très utile ; il pourrait faire des choses à notre place, nous rendre des services, car il sait ce dont nous avons envie mieux que personne. Ce serait l’assistant personnel idéal. D’ici à quelques années, les premiers assistants personnels ne tarderont pas à nous être offerts par Google, Facebook & Co.

Le problème dans tout cela, c’est qu’on peut décider de ne pas en rester juste au niveau de la prédiction, et du service. La limite entre conseil et influence n’est pas toujours très nette. N’oublions pas nos vendeurs de biens, qui financent tout ce système. Ceux-ci veulent vendre, vendre de préférence toujours plus, et avoir la certitude sur le long terme que leurs produits seront achetés. Et si Google, Facebook & Co leur garantissaient cela? Comment? Imaginons un data center contenant un milliard de modèles, c’est à dire un milliard d’avatars électroniques, parfaitement représentatifs et synchronisés avec un milliard d’individus réels.  On pourra par exemple dire, en interrogeant ces avatars, quel individus boivent de l’eau du robinet, quels sont ceux qui boivent de l’eau minérale, et quels sont ceux qui boivent du Coca-Cola. Et si maintenant la société Coca-Cola demandait à Google, Facebook & Co de faire quelque chose pour augmenter « un petit peu » sa part de marché? Rien de plus facile. L’armée d’avatars électroniques pourrait recevoir une nouvelle information, sur les effets bénéfiques du Coca-Cola sur la durée de vie. Cela  ne serait pas synchronisé avec une information du monde « réel », cela se passerait dans le data center fermé, et personne en-dehors de Google, Facebook & Co n’en saurait rien. Nos avatars se mettraient donc à commander un peu plus de Coca-Cola, et les individus réels, confiants, habitués à ce que les avatars soient parfaitement au courant de leurs besoins,  se diraient, « tient, il y a une nouvelle tendance, cela doit être sûrement justifié puisque tout le monde le fait ». En fait tout le monde boirait plus de Coca-Cola, sans que personne ne puisse dire pourquoi.

Il en va donc de la confiance.  On sait depuis longtemps que le moteur de recherche de Google n’est pas indépendant, car il favorise délibérément les services offert par Google. Le plus de confiance sera donnée à Google, Facebook & Co, le plus il y aura de risques qu’ils en abusent, car leur modèle économique les pousse à vouloir satisfaire les annonceurs. Pourtant, in fine, ce sont les consommateurs qui paient pour la publicité, au travers du prix des biens qu’ils achètent. Alors que faire? Quand les assistants électroniques viendront, il faudra s’assurer de leur indépendance ; ne jamais suivre les conseils d’un assistant gratuit. Le mieux sera d’utiliser un assistant crée par une organisation non engagée sur le marché de la publicité, ce sera un gage d’indépendance, et de transparence sur les information que cet assistant reçoit.

Pour ceux qui ont du mal à y croire, ou qui aimeraient en savoir plus, Jaron Lanier, un personnage très en vue de de la Silicon Valley vient de publier une livre sur le sujet :  « dix arguments pour effacer votre comptes chez les media sociaux » : Je ne l’ai pas lu, mais j’imagine très bien ce qu’il peut contenir. Sans doute une description de la marche irrépressible de Facebook et Google vers leur seul et unique but:  la création d’un empire de contrôle du consommateur.  C’est leur façon de faire du business, c’est ainsi, et avec les technologies actuelles, ils peuvent y arriver.

On pourrait désespérer, ou alors… On pourrait aussi imaginer quelque chose de complètement différent : inverser la situation, inverser le sens du commerce en passant d’un marché influencé par l’offre, à un marché influencé par la demande. Notre armée d’avatars (qui sait tout sur nos aspirations) pourrait être en permanence à la recherche d’un certain nombre de produits, et passer des appels d’offres (des « commandes groupées ») chez des fournisseurs les plus adéquats. Chaque fournisseur ou producteur d’un bien pourrait recevoir une liste de demandes, et pourrait décider d’y répondre, ou non, de la même manière qu’un consommateur exposé chaque jour à une pléthore d’annonces publicitaires doit sans arrêt prendre des décisions.  Ce modèle de marché n’est pas vraiment possible à l’heure actuelle, en raison de la centralisation de la production. Mais dans un monde où la production serait plus individuelle, plus flexible, pourquoi pas?

 

Le scientifique et le pouvoir

L’alliance de la science et du pouvoir. Une thème ancien. Au 17ième siècle, Swift, dans son voyage de Gulliver, décrivait une société utopique, où des savants avaient bâti une ville flottante : Laputa, ce qui veut dire « la pute », en espagnol.  Se déplaçant librement dans les airs, planant au -dessus des villages, elle les menace d’être bombardés s’ils ne payent pas l’impôt.  Swift illustrait par là le fait que des savants se prostituaient, en  mettant au service du pouvoir les moyens d’asservir la population.

Autre exemple, cette fois réel : l’histoire de Wernher von Braun, le père de la fusée Saturn V qui alla jusqu’à la Lune.  Originaire de la noblesse prussienne, fort des valeurs morales de son milieu,  il avait tout pour devenir un ingénieur modèle. Après ses études, passionné par l’idée de construire une fusée pour aller dans l’espace, il n’hésite pas à travailler d’abord avec l’armée allemande, et ensuite à continuer sa collaboration avec les nazis. Il reçu son titre de professeur des mains d’Adolf Hitler en personne.  Il tenta à un moment de s’échapper, à la fin de la guerre, mais c’était plus par intérêt personnel que pour faire cesser le programme des fusées V2, qui ne furent jamais utilisées pour autre chose que de terroriser la population britannique (leur imprécision les rendait inutiles du point de vue tactique). Wernher von Braun n’était pas membre du parti nazi, et on ne lui reprocha jamais rien ; il avait simplement fait ce que des milliers d’autres ingénieurs de l’armement font chaque jour : travailler pour leur entreprise, pour leur pays. Sa collaboration avec les américains leur donna une longueur d’avance dans le domaine des missiles  intercontinentaux, ce qui, en pleine guerre froide, était un avantage certain.

Les exemples historiques nous amènent à voir divers types de liens entre le scientifique (ou l’ingénieur) et le pouvoir.

  • Dans le cas de von Braun, on pourrait parler de pragmatisme : « la fin justifie les moyens ». La collusion avec le pouvoir est vue comme tout à fait acceptable, puisqu’elle permet d’atteindre un but (construire des fusées pour aller explorer l’espace), et par la même occasion de satisfaire certaines idées politiques (endiguer le communisme)
  • Plus extrême : le « savant-fou ». C’est le solitaire près à tout sacrifier pour réaliser son but.  C’est un idéaliste ayant perdu tout repère moral, tout lien avec la société (exemple: le docteur Folamour, en parodie de von Braun, dans le film de Stanley Kubrick, du même nom).  Il veut un pouvoir sans partage. Le savant-fou est avant tout un archétype utilisé en littérature et dans les films, traduisant l’idée de l’homme se prenant pour Dieu au travers des machines qu’il réalise, ou des événements qu’il provoque.
  • Plus prosaïque, plus courant : l’opportuniste. C’est le scientifique attiré par le pouvoir ou l’argent sans pour autant vouloir sortir d’un certain cadre. Il a commencé une carrière consacrée à la science, fait une découverte, est devenu un expert, et s’est trouvé finalement séduit par le prestige, l’argent, et le pouvoir. Il s’arrange avec la réalité, sacrifie son intégrité à la séduction du pouvoir (le sien, ou celui d’un autre, les degrés de corruption sont variables). La vérité scientifique se mêle à ses intérêts, elle devient l’instrument du maintient de son influence.

Au-delà des motivations personnelles des scientifiques par rapport au pouvoir, une citation datant de l’exposition universelle de Chicago de 1933  montre une autre dimension du problème : « La science découvre, l’industrie applique, l’homme suit ». Les scientifiques sont bel et pris dans un paradigme, une façon de penser vieille de plusieurs siècles maintenant, qui leur accorde une certaine liberté de découverte, d’être des pionniers, pour qu’en fait ce soient les industriels, ceux qui appliquent, qui gardent le rôle de transmettre les inventions à la société (pour l’asservissement des individus, ou leur libération, là le scientifique n’a plus vraiment son mot à dire). Un inventeur, un chercheur voulant voir son invention « exister » n’a pas le choix ; tout dépend de la qualité de ses relations avec l’industrie.

Le problème qui se pose donc à toute personne dépendante de la science, est que celle-ci n’est pas neutre. Elle est d’abord en permanence à la recherche d’une application, et ensuite plus généralement, de tous temps, la recherche de la vérité a été sous influence. Il y a influence idéologique, influence culturelle, et puis bien sûr influence financière. Il faut de l’argent pour financer des travaux de recherche, et il faut que ces travaux rapportent aussi de l’argent. Ces influences font que la collusion entre chercheurs et industriels, chercheurs et politiques est possible, et même recherchée. Celle-ci devient particulièrement problématique quand des décisions politiques importantes sont prises sur des bases douteuse, quand des chercheurs intègres, qui veulent avertir sur un danger se retrouvent accusés de manipulation ou de formuler de simples opinions, où quand la société perd totalement confiance en ses chercheurs et finit par douter de tout.

Les exemples de la saga de l’amiante, des perturbateurs endocriniens , ou du réchauffement climatique permettent de dégager certains critères quant à la nécessité de s’interroger sur la capacité de la science à répondre à des questions d’intérêt général.

  • Existence d’une controverse scientifique, dans laquelle des opinions ou des idéologies s’affrontent (exemple du réchauffement climatique, quand Claude Allègre, ancien ministre climato-sceptique parle de « problème religieux« ). Dans ce contexte, tout travail scientifique risquera d’être estampillé comme étant une opinion, et non un fait.
  • Existence d’une controverse, dont les décisions qui pourraient découler menacerait des intérêts politiques ou économiques.
  • Manque de transparence sur les liens entre les chercheurs qui ont publié la majeure partie de résultats et des intérêts en jeu.
  • Promulgation d’une idée, selon laquelle un certain progrès ne doit pas être remis en question, car c’est un « moindre mal ». Industriels et politiciens peuvent être convaincus, et peuvent convaincre des chercheurs qu’une certaine option est un moindre mal (exemple, le DTT dans les années 60).
  • Impossibilité d’obtenir des résultats de recherche indépendants, du fait de moyens insuffisants, de l’absence de chercheurs indépendants, du secret entourant l’objet de recherche, ou d’autres mesures entravant les travaux de recherche . (exemple: le lobby pro-armes aux Etats-Unis a entravé toute recherche sur l’influence de la proliférations des armes sur la criminalité)

Quand plusieurs des conditions ci-dessus sont remplies, il y a fort à parier que la vérité n’émergera pas d’elle-même ; certaines personnes ayant un intérêt très certain à ce que cela n’arrive jamais, ou le plus tard possible. Il faut donc s’interroger sur les blocages, et identifier les intérêts en jeu, c’est à dire chercher à savoir à qui profite la dissimulation de la vérité. Si l’État lui-même n’a pas la volonté d’intervenir, le simple citoyen se retrouve réduit à se faire une opinion lui-même, mesurant la plausibilité de telle ou telle hypothèse, évaluant la crédibilité de chaque intervenant selon sa capacité à se montrer transparent sur ses motivations.

Il existe heureusement un grand nombre de scientifiques intègres, et qui réagissent. Le mouvement March for science, démarré aux USA, et qui s’étend dans de nombreuses villes mondiales en est un exemple,  montrant des scientifiques prêts à défendre leurs principes et leur intégrité, face à un pouvoir politique voulant ramener les faits au rang d’opinions.  Le mouvement n’a pas la même affluence que dans les manifestations de 2017, mais il se structure, et se solidifie. Certains scientifiques sont prêts à être candidats, à entrer dans l’arène politique pour pouvoir peser dans les décisions. Ils ont compris que pour eux, il en va de la confiance en la connaissance, et pour tout un chacun, de sa capacité à ne pas se faire manipuler ; c’est un bien fondamental qu’il faut défendre!

La renaissance du dirigeable?

L’histoire du dirigeable est ancienne, et elle semble définitivement faire partie du passé, tant l’avion et l’hélicoptère dominent les cieux.  Il en reste une certaine iconographie, une nostalgie d’une époque légendaire où voyager lentement en regardant le paysage, c’était quelque chose… C’était l’époque des transatlantiques aux salons luxueux, de l’Orient Express, l’époque où il y avait du rêve dans le voyage.

Pour ce qui est du dirigeable, l’accident du Hindenburg en 1937 eut un grand impact médiatique.  (Ci-contre,  les restes après l’incendie ravageur qui suivit l’explosion, la plupart des victimes étant brûlées par le carburant des moteurs, pas par l’hydrogène, dont les flammes s’élevèrent très vite dans les airs.) Cet accident n’aura été pas plus qu’un symbole,  le déclin du dirigeable étant à cette équoque déjà bien engagé. Vers 1920, les militaires ne s’intéressaient déjà plus à ces vaisseaux que pour des missions de reconnaissance en mer. En 1927, Charles Lindberg traversait l’Atlantique d’une traite. En 1938, la première ligne d’aviation commerciale reliait Berlin et New York.  Les dirigeables étaient trop gros, trop lents, trop fragiles, trop sensibles aux vents et aux tempêtes. Et que de difficultés pour amarrer un dirigeable et le maintenir au sol!

Il y eut bien sûr au cours des décennies suivantes quelques évolutions techniques (nouveau matériaux, nouveaux moteurs), et des poignées de passionnés qui continuèrent à faire tourner une industrie à un niveau très restreint, voire confidentiel. Nouveau revers pour les dirigeables: la malheureuse faillite de l’entreprise allemande « Cargolifter » en 2001, qui déçut bon nombre de ceux qui avaient cru à une renaissance du plus léger que l’air pour le transport de charges lourdes et encombrantes. Cargolifter fût lâché par les potentiels clients, les banques, ainsi que par le Land de Brandebourg, qui refusa de s’engager dansun plan de sauvetage. De Cargolifter, il ne reste près de Berlin  (photo ci-contre) qu’un hangar géant, transformé en paradis tropical.

Et pourtant, on observe peut-être les prémices d’une nouvelle renaissance, la  « n-ième » diront certains, mais qui pourrait cette fois être bien réelle. Des fabricants d’éoliennes ont récemment contacté des représentants de l’industrie du dirigeable pour initier un dialogue au sujet du transport des pales. Les pales d’éoliennes sont en effet de plus en plus grandes, car, pour augmenter la production d’énergie, il faut augmenter la surface aérodynamique (à puissance installée égale, augmenter la taille des pales améliore le rendement de la machine quand le vent est faible). Les constructeurs d’éoliennes sont tous lancés dans une course à la taille, qui est pour eux existentielle. Il y a quelques années, 50 mètres était environ la norme pour une pale, aujourd’hui on approche des 70, voire 80 mètres. Et il devient très difficile de transporter ces objets sur des routes normales. Diviser les pales en deux est faisable techniquement, mais augmente les coûts de production et complexifie le processus de montage. Ainsi donc, la solution ne peut venir que des airs, et celle-ci permettrait également de construire des fermes éoliennes dans des lieux jusqu’à maintenant inaccessibles. Le marché serait sans doute significatif, et la charge de travail prévisible sur plusieurs années, ce qui pourrait achever de convaincre des investisseurs. Dans l’aéronautique, on sait que les projets ont toujours tendance à coûter plus que prévu, un marché solide est donc une garantie qui éviterait qu’une banque refuse de rallonger un crédit à la première difficulté (comme c’est arrivé à Cargolifter).

Deuxième changement qui pourrait favoriser les dirigeables: les drones. Ceux-ci ont une autonomie limitée, qui a peut de chance d’augmenter beaucoup dans les années qui viennent. Si l’on veut opérer une flottille de drones (pour livrer des paquets par exemple), la meilleure idée est de les baser sur une plate-forme elle-même mobile, flottant dans les airs. C’est l’idée d’Amazon, qui a déposé un brevet en ce sens ; le dirigeable devenant à la fois une sorte d’entrepôt volant, et un vaisseau-mère pour la flottille de drones. On ne sait pas encore ce qu’Amazon compte faire, et si des études sérieuses ont vraiment commencé.

Troisième changement, à teneur également technologique: l’amarrage. Les constructeurs de dirigeables actuels ont trouvé un moyen de fixer leurs aéronefs au sol, grâce à des jupes munies d’un dispositif d’aspiration. Ainsi le dirigeable peut se stabiliser n’importe où, pourvu que le sol soit plat : béton, terre, eau, glace. C’est un grand plus pour les capacités opérationnelles.

Entrepôts volants, grues volantes, ce sont là des projets utilitaires plutôt loin de l’utopie originelle du dirigeable flottant majestueusement au-dessus des paysages les plus inaccessibles, tel un paquebot des airs, tandis que ses passagers, attablés à un restaurant panoramique, jettent un coup d’œil au menu de la soirée. Il y a pourtant bien cet engouement nouveau pour les croisières maritimes, suscité par des bateaux toujours plus grands et luxueux. (Une exposition à Londres se concentre sur le romantisme des croisières transocéaniques). Se pourrait-il que cet engouement passe aussi par les airs?

Nucléaire: la fin d’une utopie techno-scientifique

C’était en 1993, ou 1992, je ne sais plus très bien. Avec un groupe d’étudiants, je visitais la centrale nucléaire de Golfech, sur la Garonne. Elle était  à l’époque flambant neuve, impressionnante : deux énormes tranches de 1,3 Gigawatt avec les tours réfrigérantes les plus hautes d’Europe. C’était la promesse de l’indépendance énergétique de la France, de sa souveraineté industrielle, et surtout la promesse d’une énergie abondante, bon marché. Pour un jeune ingénieur comme moi, que de promesses plus convaincantes les une que les autres.

Depuis 1950, l’utopie des bienfaits illimités du nucléaire a été alimentée par de nombreux mythes.  Il y eu d’abord celui de l’ubiquité. Les ingénieurs, les auteurs de science fiction virent tout fonctionner au nucléaire: les voitures, les horloges, les bateaux, les fusées… Tout! Certains ingénieurs de l’aéronautique imaginèrent très sérieusement construire des avions avec des réacteurs à bord. Plus besoin de faire le plein! Puis, puisque le nucléaire sembla finalement devoir se cantonner à la production d’électricité, on se mit à électrifier à tour de bras : en France, le chauffage électrique devint la norme, puisqu’on pensait que le prix de l’électricité resterait ridiculement bas. On négligea que le prix de l’uranium n’est pas forcément stable (il faut importer); que le démantèlement des centrales avait un prix non négligeable (l’Allemagne a déjà fait l’amère expérience du démantèlement de centrales dans l’ex-RDA), et que le stockage des déchets serait une hypothèque prise sur les générations futures.

Un mythe qui contribua très fortement à l’utopie du nucléaire fût également celui du recyclage. On pensa des années durant (preuves scientifiques à l’appui), que l’intégralité des déchets de fission était recyclable, et donc pendant longtemps, la France investit des sommes énormes dans des usines de retraitement, qui n’arrivèrent pourtant jamais à éliminer tous les déchets. Et que fit-on alors des déchets? Ils furent exportés. Les conteneurs rouillent toujours et encore quelque par sur une grande aire de stockage en Sibérie (un jour les Russes auront peut-être l’idée d’aller les couler en mer), et actuellement on essaie de trouver un puits, ou une mine pour le stockage long terme en France.

Dernier mythe du nucléaire, et non des moindres: la séparation entre activités civiles et militaires. Pour faire une bombe il faut de l’uranium enrichi, donc maîtriser la technique de l’enrichissement, et celui qui détient cette technique pour du combustible de centrale peut la développer facilement,  et en quelques années en faire un usage militaire. Voulons-nous donc exporter le modèle français vers tous les pays du monde? Non, sans doute pas. Dans le climat géopolitique actuel, fait de rivalités, de conflits, d’instabilités, la banalisation du nucléaire n’est pas souhaitable.

Et depuis des années, la filière française du nucléaire ne va pas bien. Elle vit même un lent et inéluctable déclin. La nécessité de maîtriser le risque industriel fait augmenter la complexité, fait déraper les coûts (l’on obtient des projets comme l’EPR de Flamanville, ou l’EPR finlandais, qui sont des casse-têtes techniques et des gouffres financiers faramineux). Autre facteur critique : l’endettement de nombreux opérateurs traditionnels, qui ne fait que de se détériorer (que ce soit EDF, empêtré dans des marchés régulés et une internationalisation poussé à outrance, EON, RWE en Allemagne, ENEL en Italie qui ont une santé financière vacillante, ou ESKOM en Afrique du Sud, qui, grevé de dettes, abandonne ses projets dans le nucléaire). De plus, on se demande vraiment qui va devoir (et pouvoir…) payer le démantèlement des centrales ; en France on n’en parle peu (on n’en a d’ailleurs pas encore démantelé une seule) ; en Allemagne, un fond a été créé, mais beaucoup de gens soupçonnent que les sommes mises de côté ne suffiront jamais. Et l’on voit maintenant Areva, l’ex-champion du nucléaire, qui annonce qu’après des années de restructuration, un nouveau changement de cap stratégique est nécessaire : la scission des activités concernant le combustible et la construction de centrales. C’est un retour en arrière qui annonce une fin qui est proche : on se sépare pour mieux survivre…

Finalement deux derniers signes sonnent le glas du nucléaire en France, et sans aucun doute en Europe. D’abord, l’annonce de la construction du réacteur Hinkey Point C en Angleterre, à un prix du kilowatt-heure (garanti à EDF) très largement supérieur au prix normal. Alors que l’on prévoit que le prix de l’électricité éolienne va passer à 3 cents du Kilowatt-heure d’ici à 2020, les consommateurs britanniques, eux, paieront 11 cents pendant trente ans pour de l’électricité nucléaire!  Ensuite, deuxième signe : la politique actuelle du gouvernement français, résolument favorable aux éoliennes, dans un pays, qui pendant des décennies, se voulait le champion de l’énergie atomique. Le tournant a été pris. Il faudra du temps pour que cette politique fasse ses effets, mais on peut parier que dans une dizaine, ou quinzaine d’années,  il sera plus économique de fermer une centrale, plutôt que de la laisser marcher, à cause du coût bien plus bas de l’électricité éolienne ou solaire. Le seul problème : une centrale nucléaire coûte aussi de l’argent quand elle ne marche pas.

L’utopie de l’énergie illimitée à moindre coût va revivre, ce sera avec les énergies renouvelables.